Lorsque L’éternel mari, roman noir, glaçant, abominable d’un très grand écrivain – Fédor Dostoïevski – est adapté au cinéma par un magnifique dialoguiste – Charles Spaak -, filmé avec rectitude et soin par un excellent réalisateur – Pierre Billon – assisté par un décorateur exemplaire – Georges Wakhevitch – il est normal que le film soit une grande réussite. Surtout quand il est interprété par un des plus grands acteurs du siècle dernier – Raimu, dont ce fut le dernier rôle et mourut trois mois après jour pour jour après la sortie de L’homme au chapeau rond sur les écrans – et que lui donne la réplique un autre très grand comédien, Aimé Clariond et des seconds rôles formidables (Louis Seigner, Jane Marken, Micheline Boudet, d’autres…).
L’atmosphère est malsaine dès les premières images ; Michel (Aimé Clariond), cet homme encore jeune et déjà épuisé par une angine de poitrine dont le médecin paraît déjà résigné ; ces rues contrefaites, ces pavés mouillés, cet hôtel louche où, brusquement, dans l’escalier la petite Lisa (Lucy Valnor), la fille de Nicolas (Raimu), découvre un pendu…
On n’a pas beaucoup à attendre pour connaître la raison de l’insistance pesante de Nicolas pour s’insérer dans la vie de Michel, l’inquiéter, le persécuter, d’une certaine façon. À Neubourg, où ils vivaient jadis et où Nicolas, époux de Nathalie, était un magistrat sévère, vertueux et sobre, les deux hommes étaient les meilleurs amis du monde… Au point que le vieux célibataire Michel a été l’amant de Nathalie, morte un an auparavant… et il se pourrait bien que la petite Lisa soit sa fille. Au fait Nathalie, après le départ de Michel pour la ville où les deux hommes se retrouvent aujourd’hui a été la maîtresse de Mathias, un beau hussard qui est en agonie, au grand désespoir larmoyant de sa mère (Héléna Manson).
Ça ne vous paraît pas ressembler à une comédie de boulevard, à un vaudeville un peu gras ? L’austère mari doublement trompé, le premier amant dépité d’avoir été remplacé, le deuxième in articulo mortis pleuré par une mère un peu ridicule, la femme plutôt cuisse légère qui a dupé tout le monde ? Certes si !
Eh non. Parce qu’il y a la petite Lisa, cette petite fille fondue d’amour pour son père – qui n’est pas son père – et négligée, oubliée par lui. On pourrait écrire : regrettée par lui qui lui en veut d’être la marque concrète, tangible, palpable de l’humiliation qu’il a ressentie en découvrant un coffret plein de lettres explicites à la mort de sa femme. Là le vaudeville tourne au tragique. Enfin pas tout de suite : une des qualités du film de Pierre Billon est que, malgré sa brièveté (95 minutes), il prend son temps, il laisse s’instaurer, s’incruster une atmosphère poisseuse, une marche à l’abîme que l’on sent venir et dont on sait qu’on ne pourra pas l’interrompre.
Car rien ne peut arrêter l’obsession morbide de Nicolas, qui est prêt à tout : à sacrifier la petite Lisa – qu’il aime pourtant, à sa façon, mais qui est le vivant reproche de la nullité de sa vie – à briser la vie de la jeune Agathe (Micheline Boudet)huitième fille d’un couple de bourgeois purotins (Louis Seigner et Jane Marken, admirables de papelardise et d’ignominie, semblables aux Josserand de Pot-Bouille (avec Marken encore !) de Julien Duvivier) qui est amoureuse de Michel.
Ce ne serait pas un vaudeville, mais un drame si Nicolas, comme il souhaiterait le faire, coupait le cou de Michel avec un rasoir ; mais non : pas cela. La médiocrité l’emporte. Écrasé d’amertume et de haine de soi, Nicolas repart sous la pluie. La vie ratée jusqu’au bout.
Film déprimant et superbe.