« Qui voit Ouessant voit son sang«
Il y a, d’original, entre autres choses, dans le cinéma trop négligé de Jean Grémillon de ne pas absolument centrer ses films sur la figure exclusive du mâle ; ce n’était pas si fréquent à l’époque de ses tournages. Quand j’écris cela, je sais bien que le mâle mis en scène pouvait être – était même souvent – la victime de la vie et quelquefois de la malfaisance des femmes. C’est d’ailleurs tout à fait cela qui se passe dans Gueule d’amour, chef-d’œuvre de Grémillon où Jean Gabinsubit les malfaisances d’une garce, comme il subit les malfaisances de la vie dans Remorques (et dans une palanquée d’autres films, jusqu’à presque s’en faire une spécialité).
Mais – j’y reviens – Grémillon, cinéaste original, s’appuie aussi, ce qui n’était pas si fréquent à l’époque, sur des figures féminines fortes, à tout le moins caractérisées et mises en valeur. Thérèse (Madeleine Renaud) dans Le ciel est à vous, Irène (Michèle Morgan) dans L’étrange Madame X et donc ici Marie (Micheline Presle) dans L’amour d’une femme qui fut le dernier film du réalisateur.
Au début des années Cinquante, on n’avait pas tellement l’habitude de voir à l’écran une jeune femme docteur en médecine venir remplacer, dans la sauvage, pelée, venteuse, île d’Ouessant, un vieux praticien qui partait en retraite ; et qui plus est, après quelque temps, s’imposer, s’intégrer, malgré la congénitale méfiance des îliens. Mais notamment grâce à la bienveillance de la vieille institutrice Germaine Leblanc (Gaby Morlay) dont le parcours, quelques années auparavant, a été à peu près identique : une vocation forte qui a entraîné toute une existence vouée au métier, au détriment sans doute, de toute autre orientation ; peut-on imaginer alors pouvoir constituer une famille alors qu’on a tant d’enfants à éduquer et à chérir ?
C’est en tout cas ce qui pourrait attendre la jeune Marie, si dans le confinement insulaire, il n’y avait, par pur hasard, un chantier de construction dirigé par l’ingénieur André Lorenzi (Massimo Girotti). À la suite d’une blague idiote lancée par Marcel (Marc Cassot), un des ouvriers du chantier, les deux jeunes gens font connaissance. Puis s’apprivoisent, malgré les réticences de Marie qui veut se consacrer toute entière à ses patients. Et enfin, sous les regards distants des villageois, engagent une histoire amoureuse.
Entretemps la vie rude d’Ouessant. Aline (Jacqueline Lemaire) petite fille très malade qui manque mourir sous les yeux de sa mère Fernande (Yvette Étiévant) ; surtout, sous-jacente, la rudesse des îliens, tant habitués au vent violent, aux tempêtes, aux hommes qui meurent en mer, à la lande sans grâce que leur cœur paraît fermé. D’ailleurs lorsque la vieille institutrice meurt, qui avait donné toute sa vie à l’éducation des enfants et qui pensait que tout le monde lui en était reconnaissant et la chérissait, il n’y a guère qu’indifférence polie.
Ce qui décide Marie à accepter de partir avec André. Et ceci bien que l’un et l’autre n’ait pas la même idée de la vie matrimoniale : lui, en Italien patriarcal n’imaginant pas qu’une femme puisse faire autre chose que se consacrer à son ménage et à la ribambelle d’enfants qu’elle lui donnera, elle, depuis toujours vibrante de vocation pour la médecine ne concevant pas de ne plus exercer. Très belle longue séquence, au demeurant, que celle de l’opération à chaud de l’appendicite de Marcel dans un phare battu par la mer démontée : Grémillonest un merveilleux montreur d’images et la course du canot vers le phare dans de terribles vagues, la clarté sèche de l’opération, l’attitude impérieuse, décidée, compétente de Marie impressionne.
Mais cela fait aussi comprendre à André que, s’il parvient à arracher Marie à la médecine, elle le lui reprochera un jour. Il s’en va. Pour toujours. Et au même moment arrive dans l’île la nouvelle institutrice (Jacqueline Jehanneuf) ; une nouvelle vieille fille à Ouessant ? Non, car Maurice le nouvel instituteur des garçons est le fiancé de la jeune femme et va bientôt la rejoindre. Marie aura-t-elle une autre chance ?
Il y a, on le voit un fort côté de mélodrame sentimental dans L’amour d’une femme ; certes mais il y a aussi le jeu sensible et fin des deux personnages principaux, Micheline Presle et Massimo Girotti et celui, toujours bien nuancé de Gaby Morlay ; les excellents profils secondaires de Julien Carette (en bedeau ivrogne), de Marc Cassot et de Roland Lesaffre. Il y a le regard tranquille et lucide de Jean Grémillon sur la sauvagerie de l’île : sans sévérité, ni mépris mais sans irénisme, ni idéalisme : la vie rude rend les gens aussi rudes qu’elle.