Glacé, grandiose, insurpassable
Je gage que L’armée des ombres est le plus grand – et peut-être le seul – film français qu’on puisse qualifier d‘épique.
L’épopée, selon la définition que je viens d’emprunter à Wikipédia est un long poème d’envergure nationale narrant les exploits historiques ou mythiques d’un héros ou d’un peuple ; sous cette pompe et ce jargon-là, il n’y a place effectivement que pour un récit qui s’insère dans une des époques les plus douloureuses, les plus tragiques de notre histoire nationale et qui met en scène des héros façonnés presque sur les mythes antiques, des héros à peine réels, sans liens, en tout cas, avec la banalité quotidienne, voués à une cause qui les dépasse, et promis, de toute évidence, à la fois à un sort tragique et, parallèlement, à la victoire du delà de la mort.
Gerbier (Lino Ventura), Luc Jardie (Paul Meurisse), le Bison (Christian Barbier), le Masque (Claude Mann) sont, évidemment, d’archétypiques figures, entièrement consacrées à une Cause qui les dépasse, et qui ne sont en rien reliées à la vie courante ; on sait à peine ce qu’ils sont, d’où ils viennent, on ne leur connaît, ni ne voit ni famille, ni amours, ni attachement d’aucune autre sorte que celle de la Libération et, davantage encore, d’un obstiné travail de fourmis presque ignorantes du sens immédiat de leurs voyages, de leurs parachutages, de leur existence dissimulée. Obéir à des ordres venus d’en haut, serrer les dents, se taire, croire au Matin qui viendra : ce sont bien là des héros dignes de l’Antique !
Et d’ailleurs, antagoniquement, ce qui perd Mathilde (Simone Signoret) ou Jean-François Jardie (Jean-Pierre Cassel), c’est le lien qu’ils entretiennent avec la Vie, Mathilde par la photographie de sa fille – ce qui la perdra et conduira à son exécution – Jean-François parce qu’il est trop évidemment doué pour le plaisir et les plaisirs du quotidien pour demeurer sanglé dans l’unique obsession de la résistance.
Tragique toujours, L’armée des ombres peut être théâtrale, quelquefois – par exemple la scène où, sur la colline de Fourvière, qui domine Lyon, capitale de la Résistance, Mathilde convainc Gerbier et les trois hommes de la possibilité de faire évader Félix (Paul Crauchet) – et confiner même au mauvais goût (l’apparition, à Londres, d’un Général de Gaulle un peu faux, qui va remettre à Luc Jardie la croix de Compagnon de la Libération), mais est tellement sous-tendue par la ferveur de Melville pour l’héroïsme de l’Armée secrète, que ses scènes, d’une ampleur intense, d’un souffle rare, soutenues par une musique magnifique et haletante, par une photographie gris-bleue glaçante (il n’y a pas, de tout le film, le moindre répit d’une couleur chaude) impressionnent à chaque vision un peu davantage.
Lino Ventura, continuellement tendu, au jeu resserré jusqu’à l’épure a peut-être, sans doute, trouvé là son plus grand rôle ; on sent en lui d’emblée la conscience parfaite, évidente, qu’il fait partie de la distribution d’une tragédie dont il ne sortira pas ; Paul Meurisse, Simone Signoret, tous les acteurs, sont touchés par une sorte de grâce tout à la fois de gravité et d’espérance.
Il n’y a pas de plus beau film pour ne pas désespérer de la nature humaine.