Ce n’est pas mal du tout, ce western vosgien, comme on a appelé Les grandes gueules, surtout si on s’y jette sans trop se soucier de vraisemblance et si on se satisfait de péripéties et de caractères taillés à la serpe plutôt que ciselés à la pointe fine. Il est vrai que Robert Enrico fait rarement dans la dentelle, mais il sait tenir un sujet, un récit, une histoire, des personnages et qu’on ne s’ennuie pas en sa compagnie.
Cette Lorraine forestière et rurale porte d’ailleurs dans ses paysages quelquefois magnifiques mais souvent sauvages, austères, solitaires toute la rudesse des hommes et des passions. Et d’emblée l’arrivée sous une bourrasque de neige d’Hector Valentin (Bourvil) confronte à une nature pas spécialement hospitalière…
Le premier quart du film paraît presque ethnographique : la mise en marche de l’extraordinaire machinerie artisanale de la scierie, les enchères descendantes hululées par les agents des Eaux et forêts (il me semble que la criée au poisson de La Rochelle, dans Le bateau d’Émile donne le même mélodieux spectacle) ou l’état habituel d’alcoolisation des ouvriers forestiers (survivance, au milieu des années Soixante, du formidable goût du pinard qu’avait la société française : j’ai connu à ce moment là des mecs dont la ration avoisinait quatre litres quotidiens et me disaient que les terrassiers d’avant-guerre tenaient leurs six litres : on voit pourquoi la production d’aramon du Languedoc ne connaissait pas la crise !). Il y a des visages, des paysages, des aperçus sur la vie au village qui sont rares et apparaissent presque exotiques aujourd’hui. Il y a des ambiances totalement disparues, comme, dans l’église du bourg, l’ange qui hoche la tête pour remercier dès qu’on glisse une pièce dans le tronc, et les verres de Byrrh bus au bistro. Il y a l’omniprésence des clopes…
Si le récit se noue à partir du moment où Laurent (Lino Ventura) et Mick (Jean-Claude Rolland) se font embaucher par Hector, la vraisemblance en prend un coup ; le film repose sur l’improbable osmose d’une kyrielle de personnages, prisonniers en liberté conditionnelle (dont on ne saura jamais quelles ont été les raisons de leur emprisonnement, alors même qu’ils ont été condamnés à de lourdes peines) et sur l’exaltation un peu naïve des valeurs viriles qui amènent à la fois à la rédemption des malfrats et à leur accablement social dès la première incartade.
Bien que l’histoire soit assez tordue, la caricature assez présente, le mélodrame proche (la bagarre des inséparables beaux-frères Nénesse (Jess Hahn) et Fanfan (Pierre Frag) et la hache plantée dans la poitrine du minus), et qu’il y ait des trucs ridicules (la cigarette jetée au sol par les malfrats qui viennent menacer Hector d’incendier la scierie, et qui flambe comme si c’était une allumette), Les grandes gueules donnent un très grand, un très vif plaisir au spectateur, pour peu qu’il marche, qu’il se laisse aller au rythme du récit.
C’est dû, en grande partie, aux merveilleux acteurs, Bourvil et Ventura bien sûr, mais aussi à Marie Dubois, fraîche et jolie comme souvent, à Paul Crauchet, Michel Constantin, Marcel Péres et les autres ; mais les dialogues ne sont pas mal (Hector à Nénesse, qui s’étonne que la femme de Mike soit si jolie Y’a des femmes qui ont du goût pour l’ossature fine !) et c’est très bien fait…
Ça m’a fait penser, sur quelques images (les bûcherons rentrant joyeux du boulot) à Blanche Neige et les sept nains ; et puis de temps en temps aussi aux Sept femmes de Barbe-Rousse : deux films qui ne sont sûrement pas de mauvaises références !