Je ne suis pas très à l’aise avec ce film, vu deux fois dans l’espace du week-end, et dont je ne parviens pas jauger sereinement la qualité, à tout le moins l’intérêt que je lui porte, malgré le souvenir inspiré que j’en avais gardé d’une plus ancienne vision.
Voici qu’à ma droite – c’est-à-dire du bon côté – il y a toute la qualité des films de Claude Autant-Lara : le réalisateur lui-même, bien sûr, exigeant, tyrannique, sardonique et méchant, et aussi ses fidèles : les scénaristes Jean Aurenche et Pierre Bost, le bluffant décorateur Max Douy, le musicien René Cloërec ; tout cela est l’assurance absolue d’un niveau maximal de qualité, et qui plus est, aussi dérangeant, déplaisant, traqueur de bonne conscience et de moralisme à deux sous que le sont – ou le seront -, des mêmes, les admirables Douce, L’auberge rouge, La traversée de Paris.
À ma droite, aussi, une Micheline Presle dont Le Diable au corps a sans doute été le plus grand rôle cinématographique, au dessus de ceux, si réussis, de Falbalas et de Boule de suif ; un jeu sans effets, simple, épuré, tendu, pourtant, d’une absolue vérité ; dans l’inconscience folle des débuts de sa passion, tout autant que dans la panique, le remords, la douleur, la lassitude, Presle est magnifique, touchante, perdue, désespérée…
Mais c’est qu’à ma gauche, du mauvais côté de la plaque, il y a deux obstacles de taille : d’abord le récit de Raymond Radiguet, auteur dont je gage qu’il n’eût pas connu les mêmes succès s’il n’avait eu le bon esprit, pour la réputation de sa brève œuvre, de mourir à vingt ans, empanaché de l’adulation du touche-à-tout et insupportable Cocteau ; (mais soyons justes : son roman avait aussi suscité l’enthousiasme de critiques issus de la Droite morale et cléricale, Henri Massis, par exemple) ; bien que mes souvenirs de lecture datent de presque cinquante ans (ou, peut-être, précisément, parce qu’ils datent d’un demi-siècle), je ne tiens pas les audaces de Radiguet pour bien intéressantes, pas davantage que celles de l’exaspérant calviniste André Gide : sous l’iconoclastie sommeille toujours la frustration, sous les coups de boutoir lancés contre la Société demeure un moralisme tout surpris de sortir des sentiers battus et frétillant d’excitation de le faire…
Autant-Lara, anarchiste antisémite anticlérical pacifiste, ennemi de l’ordre bourgeois et de toutes les conventions, qui méprisait autant les pauvres que les riches, aurait pu tourner, à la place du Diable au corps, quelque chose d’un peu plus substantiel : Micheline Presle, liée par contrat à un producteur étasunien important, l’avait imposé comme le réalisateur de son prochain film ; et il fut alors question d’adapter Le bonheur dans le crime qui est une des nouvelles des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly (et qui fut, avec un grand bonheur, à la télévision, le magnifique Hauteclaire, de Jean Prat, avec Michel Piccoli et Mireille Darc) ; mais la crainte de vives réactions moralisatrices fit bifurquer le projet vers le roman de Radiguet, aussi sulfureux, mais tout de même moins dense que la nouvelle de Barbey). Toujours est-il que le côté galopin du Diable au corps m’a toujours agacé.
Et m’agace encore davantage Gérard Philipe, imposé lui aussi par Micheline Presle, Philipe qui, âgé alors de 25 ans avait eu d’abord la lucidité et le bon mouvement de refuser le rôle, se jugeant trop âgé pour lui.
Malheureusement, il se ravisa et interpréta ce garçon fragile et incertain qui, dans le livre n’a que 17 ans ; seulement ça se voit (ça se voit par exemple très bien lors des scènes de classe, au milieu de condisciples qui sont, eux, des adolescents) ; et, pour essayer de rattraper ça, qui me semble à peu près irrémédiable, Philipe exagère dans la grâce minaudante, jusqu’à la boursouflure.
Il me faut reconnaître qu’il est tout de même bien meilleur lorsqu’il révèle, dans la dernière demi-heure du film, la lâcheté et la veulerie intrinsèques du personnage ; c’est d’ailleurs assez constant chez l’acteur, toujours meilleur lorsqu’il interprète des salauds : Octave Mouret de Pot-Bouille, Julien Sorel du Rouge et le Noir, André Ripois de Monsieur Ripois, Armand de La Verne des Grandes manœuvres… et sûrement bien d’autres.
Enfin, bon ! Il faut bien que je tranche, que j’ajoute des points pour ceci (la qualité du jeu de Jean Debucourt, père du galopin, les dernières scènes, absolument pathétiques, à l’égal de Douce), et que j’en enlève pour cela (le ronronnement des amoureux) ; au final, ça vaut 4, ce qui n’est pas mal, pour un film aussi crispant que son interprète principal.