Le fanion de la Légion
Julien Duvivier, évidemment pour ses films d’avant-guerre, mais aussi pour nombre de ceux qui lui sont postérieurs, c’est le cinéaste de l’écrasement des hommes par leurs fatalités. On le verra un peu plus tard dans Pépé le Moko et La belle équipe, mais aussi dans La fin du jour, dans Panique ou dans des œuvres moins connues, comme L’affaire Maurizius, La femme et le pantin, voire dans une comédie comme L’homme à l’imperméable. La vie est un long labyrinthe piégeux qui, quoi qu’on en fasse, se termine mal.
Il y avait donc une osmose évidente entre le pessimisme intrinsèque du réalisateur et la mythologie de la Légion, où la rédemption n’est jamais plus réussie que dans l’anéantissement. Finalement, on paye toujours ses fautes mais en se battant pour une cause, on le fait au moins élégamment.
Comme le dira le capitaine Weller (Pierre Renoir, dont c’est assurément le meilleur rôle de la carrière) lorsque les légionnaires s’enferment, sans nulle espérance raisonnable dans le fortin assiégé par les Rifains : Au moment de vous conduire à la mort, l’Espagne ne vous doit aucune explication ; ce qui sous-entend, naturellement, qu’elle n’en demande parallèlement aucune. Ce romantisme des voyous perdus et rédimés par l’évidente acceptation qu’ils seront sacrifiés à des buts et des causes qui ne les concernent pas et les regardent à peine est évidemment un riche matériel romanesque. Dès lors, bien sûr, Duvivier n’a pas à s’appesantir sur les raison qui font que ces hommes sont là ; à peine de les mentionner : ça n’a vraiment aucune importance et si on doit aux conventions et au pittoresque l’image de Pierre Gilieth (Jean Gabin) éperdu et les mains couvertes du sang qui macule la robe d’une fêtarde rue Saint Vincent, on passe, en une minute dans les lourdes rues poisseuses du Barrio Chino à Barcelone où Gilieth traîne son angoisse. Solitude des hommes, à peine adoucie par la douceur des femmes, Viviane Romance dans le bouge d’Espagne, Margo Lion ou Annabella à Tétouan.
Mais les femmes n’ont vraiment aucune importance dans ce film d’hommes, sinon comme des compagnes nécessaires et inutiles : les légionnaires ne sont pas là pour faire des projets et rêver à une vie dorée pleine de calme et d’enfants rieurs, mais simplement pour achever leur boulot, c’est-à-dire pour mourir. Ce qui éclaire d’un jour nouveau le cri singulier de Viva la muerte ! poussé par le Général Milan Astray à Salamanque, en octobre 36, devant Unamuno qui s’en indigna. Milan Astray est le créateur du Tercio ; comme le Capitaine Weller du film, il était un grand blessé de guerre, mutilé d’une main et borgne. Il serait abusif de croire qu’il n’a pas inspiré le personnage de Weller.
Si Pierre Renoir est remarquable, si Raymond Aimos n’est jamais décevant, Jean Gabin commence à endosser le rôle du brave gars au cœur pur mais à la tête chaude, qu’il va trimballer, peut-être un peu trop, dans les années suivantes, jusqu’au Jour se lève, en passant par Gueule d’amour et La bête humaine.
Je crois n’avoir jamais vu Robert Le Vigan mauvais. Colette le trouvait saisissant, immatériel, sans artifice, quasi céleste ; son interprétation de Fernando Lucas, le traître qui sera transfiguré par la mort de ses compagnons est absolument extraordinaire : lors de la scène du beuglant où il se heurte à Gabin en une sorte de combat de coqs, il y a dans son œil une lumière hallucinée qui le hausse au rang des plus grands.
À quoi bon répéter que Duvivier en est, des plus grands, incontestablement ?