Il faut bien que, de temps en temps, je sois honnête avec moi-même et surtout avec mes rares lecteurs et leur fasse quelques confidences sincères sur mes coups de cœur et mes coups de haine. J’ai vu, à l’âge de 15 ou 16 ans L’année dernière à Marienbad et j’ai d’emblée été révulsé par ce ton hiératique et hautain, cette indifférence apparente à toute connivence avec le spectateur, ce mépris à peine dissimulé pour la narration classique.
Mais soixante ans plus tard, je me suis demandé (n’est-ce pas là un scrupule qui m’honore ?) si le vieillard que je suis devenu, nanti d’expériences multiples et d’un soupçon de modération, pouvait revenir sur l’impression reçue jadis et accorder quelque mérite à un film qui fait partie de l’histoire du cinéma et dont le titre fort beau résonne encore dans les mémoires.
J’ai donc regardé à nouveau L’année dernière à Marienbad.Je ne dis pas que le film n’ait pas quelque qualité : une incandescence onirique, des décors à faire pâlir d’envie tout ce que notre pauvre terre compte d’esthètes sensibles et décadents, des personnages hiératiques, distingués et admirablement corsetés dans leurs smokings noirs et leurs robes de cocktails, la voix immense de Delphine Seyrig,belle comme un mensonge, un propos incantatoire, marque de fabrique de Alain Robbe-Grillet qui, quelquefois, ne manque pas de talent.
Je conçois bien que, lassés de Delannoy, La Patellière ou Grangier, les jeunes classes de la cinéphilie militante de 1961 aient pu tresser de lourdes et opulentes couronnes à L’année dernière à Marienbad, film aussi enquiquinant, mais beaucoup plus formellement réussi que La jetée du mirobolant Chris Marker qui est à peu près de la même époque. Et, bien que le récit soit plus minimal, Hiroshima mon amour de l’autre prêtresse de l’ennui Marguerite Duras est encore plus désagréable.
Dans Marienbad, il y a beaucoup de partis-pris volontairement obscurs, murmurés, hiératiques : une voix off incompréhensible, souvent volontairement à peine audible, des phrases sans rapport les unes avec les autres, des conversations hachées, des attitudes et des visages figés, des moments musicaux stridents et désagréables Il y a évidemment, de la part des auteurs, le réalisateur et le scénariste, une volonté de sidérer et même d’hypnotiser le public.
C’est pourquoi Delphine Seyrig est, dans cette optique, indispensable. Lointaine et diaphane, elle joue de sa voix stupéfiante pour nous troubler. Le pire c’est qu’elle y parvient quelquefois. Et le plus que pire, c’est que souvent elle parvient à se rendre exaspérante. Qu’une actrice aussi exceptionnellement séduisante se soit immergée si vite, si tôt dans le cinéma nébuleux est une de mes grandes tristesses. L’année dernière était son premier film ; quel dommage qu’elle ne se soit pas enfuie de ce ghetto après, par exemple, avoir été la délicieuse Fabienne Tabard de Baisers volés de François Truffaut, toute de légèreté et de grâce
Les recherches formelles et la sophistication esthétique sont jadis passé pour l‘ultima ratio du paysage et pour une preuve d’audace antibourgeoise ; on y sentait le vent frais de la contestation, de la révolution de 48, de la Commune, du surréalisme et des Congés payés. Toutes choses en soi admirables. Le funeste Mai 68 n’était pas loin.
Cela dit et une fois admirés les salons immenses du château de Nymphenburg (car ce farceur de Resnais n’a rien tourné dans le vrai Marienbad, qui est en Tchéquie), une fois, aussi, dissipés les fumets de la prose néo-romancière, une fois décryptées les savantes stratégies du jeu d’allumettes inéluctable, qui fit florès dans tous les bistros de France aux mains des jeunes gens que nous étions, et devant les yeux fascinés de nos compagnes à bas blancs et à jupes plissées, une fois évanouis les fantômes nocturnes, une fois révélés les procédés envahissants des longs couloirs et des clair-obscur spectaculaires, qu’est-ce qui reste de Marienbad, sinon un beau titre ?