C’est entendu, on ne discute pas plus de la place prééminente de Citizen Kane dans l’histoire qu’on ne revient sur la qualité de la Joconde ou de la 5ème symphonie. C’est marmoréen, irréversible, irréfragable.
Et donc je joins mes louanges empressées à celles qui, depuis 1941, s’accumulent autour du premier film d’Orson Welles. Un peu comme les gerbes de fleurs et les couronnes mortuaires qui, lors des enterrements de personnalités révérées, finissent par dissimuler le cercueil.
C’est très bien. Citizen Kane est le plus grand film de tous les temps, comme La règle du jeu est le plus grand film français de ces mêmes temps.
Les gloses, interprétations, enluminures, célébrations de toute sorte ont à peu près tout dit, tout expliqué, tout justifié. Il y a d’ailleurs, dans un des suppléments de l’édition DVD que je possède (Montparnasse – Les cahiers du cinéma) un très savant et très intéressant décorticage de plusieurs séquences, sous le titre édifiant de Image par image, où les commentateurs avisés font sentir du doigt aux profanes l’extraordinaire inventivité et la profondeur de vue d’Orson Welles. C’est bien simple : j’en suis resté aussi baba que lorsque mon professeur de Lettres m’expliquait les deux derniers vers de Marizibill d’Apollinaire en me contant que le poète s’était souvent heurté à un huis clos… (Je suis conscient que ma comparaison demande quelque connaissance de l’œuvre dudit, mais somme toute, ce forum se veut intellectuellement émoustillant).
Donc, tout est dans Citizen Kane et il n’est pas une image qui n’ait été conçue, pensée, réfléchie pour développer des myriades de sous-jacences.
On applaudit très fort l’artiste et on sort de la représentation en étant sûr qu’on n’a pas perdu les deux petites heures qu’on lui a consacrées.
Mais est-ce qu’on a été grisé ? Est-ce qu’on a perdu le sens du temps qui passe, est-ce qu’on est vraiment entré dans la tête de Kane, ou même dans ce cauchemar grandiloquent de Xanadu ? Vraiment ? Je m’interroge… Est-ce que, plutôt, on ne reste pas un peu extérieur à l’histoire contée ?
On me dira que c’est peut-être là le dessein de Welles : rendre la vie d’un homme impénétrable, alors qu’elle est largement exposée, analysée, disséquée par la multitude des techniques (le faux reportage d’actualité nécrologique, les flash-backs, les témoignages) et la pluralité des interlocuteurs de l’enquêteur. Certes, certes… Mais puisqu’on ne peut pas pénétrer, on reste dehors, admiratif, mais un peu frustré.
On se dit, quand on n’a jamais vu le film, ou qu’on en a un peu oublié le déroulement, que la révélation de l’énigme Rosebud va peut-être un peu briser cette carapace lisse de perfection mais, si admiratif qu’on est de l’élégance désinvolte avec quoi on apprend le fin mot des choses, on songe que c’est bien du barouf pour démontrer une nouvelle fois que L’enfant est le père de l’homme.
Allez, j’y reviens, c’est très bien et il faut voir Citizen Kane, pour le prologue sombre : musique angoissante, barrières verrouillées, château hérissé de tours, singes mystérieux juchés n’importe où, eaux stagnantes, gondoles incongrues et inquiétantes, pont-levis, ruines, fenêtres hostiles : on dirait du Mario Bava de qualité supérieure…
J’ai l’air de me moquer… Je songe à une des seules séquences simplement humaines : la première représentation de Susan Alexander (Dorothy Comingore) seconde femme de Kane, et cantatrice improbable, à l’Opéra de Chicago, construit par son mari… Il y a là de l’émotion. Pour une fois.