Depuis qu’en 1963, il a fait, à juste titre, béer d’aise la Critique avec Huit et demi, on se dit que Federico Fellini peut désormais tout se permettre : désarticuler le récit, projeter ses fantasmes à tout moment lors d’une scène, introduire déraison et démesure puis, miraculeusement, insérer un bijou harmonieux… Et, de fait, il ne se privera de rien jusqu’à sa fin, prodigieux montreur d’images, mais, à mes yeux, trop acharné à épater son monde et à se faire acclamer par ceux même qu’il choque ou décontenance pour entrer dans mon Panthéon personnel. (Ce qui, soit dit en passant, n’a pas dû le déranger beaucoup).
De ce tohu-bohu trop chargé du Satyricon, j’ai voulu revoir une scène qui m’avait profondément marqué, à l’époque de la sortie du film, et dont j’ai retrouvé l’émotion, plus de quarante ans après : celle de la demeure patricienne, où tout n’est qu’Ordre et Civilisation, mesure, vertu, beauté, calme, cette demeure paisible de la campagne du Latium ou de Campanie dont les maîtres se donnent la mort sans désespoir et sans révolte, parce que, tout simplement la Barbarie est à sa porte et que les vertus antiques de la Cité sont en train de s’engloutir.
Ce monde romain de la fin du premier siècle commence, de fait, à sacrément pourrir de l’intérieur, même s’il a encore à peu près trois siècles devant lui, jusqu’à la déposition de Romulus Augustule par Odoacre en 476 et s’il connaîtra d’admirables sursauts. Ce que décrit Fellini, c’est la tourbe urbaine des enrichis triomphants, des bordels, de la marginalité instituée en norme. Les images initiales du film qui, au contraire de nombre de péplums, ne s’ouvre pas sur la gloire des monuments que nous admirons encore mais sur un mur crasseux couvert de graffitis, participent de la mise en scène du roman de la décadence.
La fascination malsaine de Fellini pour les monstres, les tarés, les erreurs de la nature, nains, estropiés, faces tordues, gnomes hideux, s’en donne à cœur joie, culmine jusqu’à l’extase dans la représentation de la cour des miracles de l’Hermaphrodite, caravansérail où se presse toute la disgrâce du monde (y compris un homme-tronc, comme dans Freaks).
Et, malgré la qualité, la beauté de certaines images, ce déchaînement de saletés finit par lasser, d’autant que, au contraire de Salo, ça reste tout de même largement superficiel, le récit claudiquant à petits pas vers sa conclusion. Je sais bien que le roman de Pétrone ne nous est parvenu qu’à l’état de bribes et que Fellini s’est faufilé dans ses interstices, recréant des péripéties, sans pour autant donner un fil conducteur immédiatement accessible, mais on a souvent l’impression d’être devant un vaste foutoir animé par les seuls caprices du réalisateur…
Je reste donc sur une impression identique à celle ressentie en 1969 : lassitude et déception, malgré une distribution de grande qualité. J’ai trouvé, pour une fois, Alain Cuny excellent en pirate inverti, les deux acolytes Encolpe (Martin Potter) et Ascylte (Hiram Keller), l’un mièvre, l’autre vénéneux mais également très beaux, et l’enfant Giton (Max Born) d’une redoutable et inquiétante ambigüité. Et j’allais oublier une des égéries de Fellini, Magali Noël, admirable Fortunata dont la danse primale, orgiaque, presque bestiale, au cours du Banquet de Trimalcion est saisissante. Au fait, la musique est remarquablement appariée au sujet et aux images (rien d’étonnant : elle est principalement de Nino Rota).