Ah, mais c’est bien et ce serait même très bien si il n’y avait ici et là quelques petites faiblesses démagogiques (les clowneries du garçon de bureau unijambiste Joseph – Arthur Devère -, les excès de veulerie de Happy John – Marcel Dalio, qui en fait trop), et surtout si ça ne se terminait pas de façon un peu héroïque, le commandant Mollenard mourant, enlevé par son équipage pour pouvoir disparaître en mer et non dans son crapoteux étouffant ménage.
Reproches à dire vrai assez véniels, parce que, sinon, c’est un film qui est tenu, rythmé, passionnant de bout en bout. Un film qui entrecroise avec habileté deux chemins d’histoires, celle du marin Mollenard, de ses hommes, à lui dévoués dans la navigation tout autant que dans le trafic d’armes, et celle de l’homme Mollenard, mauvais mari et mauvais père non pas par égoïsme, mais par une sorte de fatalité pesante, où le mariage d’amour réciproque s’est transformé, une fois l’éclat de la nouveauté éteint, en une exaspération mutuelle inconciliable.
Mollenard est un film dur, sans beaucoup de personnages positifs (à dire vrai, on n’en voit même qu’un : celui de la fille du Commandant, Marie (Ludmilla Pitoëff) seule à comprendre à peu près la désespérance et la solitude de son père), un film où les scrupules n’étouffent personne, où on n’hésite pas à mentir, à duper, à tuer. Il est vrai que les trafics d’armes sont ceux du Shanghai des Concessions, dans la Chine anarchique de la fin des années Trente, un Shanghai plein de marlous, de contrebandiers interlopes, de fils de famille décavés, de bordels sonores, d’argent facile et de trahisons majuscules. On s’y tire dessus tout autant qu’on s’y enivre, de filles, de drogue et d’alcool… On vend la marchandise au plus offrant, sans trop respecter les accords qu’on a pris et on sévit en plaçant des bombes incendiaires dans la cale du bateau pour causer un gentil naufrage en pleine mer…
On comprend que Mathilde Mollenard (la remarquable Gabrielle Dorziat), glaçante, confite en dévotion, d’une rare mesquinerie d’âme puisse rejeter de tout son dégoût son mari, le forban qu’elle a jadis aimé, mais dont elle ne pardonne pas la vitalité, le manque de scrupule, le goût des équipées, des bordées et de la violence. On comprend que Mollenard soit désespéré d’avoir gâché sa vie d’homme avec une femme pareille, rebutoir si odieux qu’il en dit, dans un moment d’ivresse haineuse On se fatigue plus facilement du lit conjugal que du Pernod. Et voilà que l’aventurier est cloué chez lui par une défaillance de son grand corps malade. Et que l’épouse vertueuse le cloître, l’enferme, le séquestre, jouissant comme personne de la déchéance physique de son mari, tirant de l’amertume de sa propre vie gâchée assez de haine pour avilir le père de ses enfants… Voilà qui n’est pas mal du tout.
Le commandant Mollenard, c’est le grand Harry Baur ; un acteur immense dont le nom ne dit rien, ou presque rien aujourd’hui à quiconque, et qui est pourtant du même niveau, de la même épaisseur que Raimu, qui était son presque contemporain. Sans doute n’a-t-il pas eu la chance de rencontrer la grâce du chef-d’œuvre, ce moment extrême où l’acteur, le réalisateur, le dialoguiste, le scénario se rencontrent miraculeusement pour demeurer dans la mémoire absolue du spectateur… Mais quel talent ! Quelle mesure, quelle qualité de jeu, jamais prise en défaut, toujours d’une justesse parfaite ! Julien Duvivier en avait perçu la ductilité, l’employant dans de très nombreux films, de David Golder à Carnet de bal ; mais il ne joue pas dans ses plus grands films… Et l’horreur de sa fin de vie, cette absurde arrestation par les Allemands, qui le prenaient pour Juif et le relâchèrent après quatre mois de prison, exsangue et mourant, aura paradoxalement éteint sa renommée. C’est stupéfiant, parce que ce grand artiste mériterait d’être rangé au rang de nos plus grands acteurs…
Le reste de la distribution de Mollenard ne pâtit pas vraiment de la présence écrasante d’Harry Baur ; si Gabrielle Dorziat est impeccable, mais si Robert Lynen, en adolescent un peu couillon, un peu lâche, est aussi peu supportable que d’habitude, les acteurs sont de qualité ; Albert Préjean est bien meilleur en second rôle qu’au premier plan (sans pour autant être transcendant) et le reste est solide, de Pierre Renoir à Jacques Baumer en passant par Marcel Pérès.
Film de qualité, histoire intéressante, interprètes majeurs….