Une vision rare de la Guerre
Sans doute Bertrand Tavernier est-il, dans ce film, comme d’habitude, un peu lourd, un peu démonstratif, tutoyant si souvent l’excès qu’il y tombe quelquefois…mais plutôt moins là que dans d’autres de ses œuvres… Et puis La vie et rien d’autre donne de la Grande guerre un visage rarement montré : celui des suites de la catastrophe. Aujourd’hui, où dès que dix pauvres braves garçons se font assassiner par un terroriste kamikaze, leur mort est annoncée en direct live, on n’imagine pas ce qu’a été la Marne, en août 14, ou le Chemin des Dames en avril 17 : des dizaines de milliers de morts en quelques jours (110.000 en cinq semaines en 17).
Dès lors, le monde qui a émergé des décombres n’est plus le même et ne le sera plus jamais et l’on vient à se demander si la guerre n’a pas été comme un de ces gros orages de la belle saison qui détraquent le temps et qui font que tout un été se pourrit.
En réalisant Le trio infernal, Francis Girod avait reconstitué le côté argent facile-années folles-nouba-perte des repères qui va de pair avec le jazz, le surréalisme, les garçonnes et le charleston.
Dans La vie et rien d’autre, c’est un autre portrait, qui n’est pas davantage reluisant : celui des terres bouleversées à un point tel que les collines sont devenues des plaines crevassées, que des villages entiers ont été rayés de la carte (dans le département de la Meuse, aujourd’hui encore, plusieurs communes, maintenues dans ce statut par une sorte d’hommage national, ont une existence fictive), et que, comme le relate le film, des milliers de personnes recherchent leurs morts, leurs blessés, leurs disparus.
Un film de Gabriel Le Bomin, avec Grégori Dérangère, qui s’appelle Les fragments d’Antonin jette, lui aussi, un regard pieux sur ces massacrés de la vie, et me paraît plus proche, à bien des égards, de l’atmosphère sèche, austère de La vie et rien d’autre que le clinquant (mais non négligeable) Long dimanche de fiançailles, où le récit romanesque éparpille par trop l’attention.
Car les tonalités bleues monochromes de ces terres de l’Est humide, la pesanteur de la fatigue portée par le major Delaplane (Noiret), l’omniprésence de la boue, des obus qui traînent encore partout, des populations tout à tour hagardes et profiteuses, tout cela donne une image qui doit ressembler d’assez près à ce que ces années-là étaient dans des pays où la frénésie de vie de Paris resterait longtemps un vain mot…
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Il y a encore pire que les monuments aux morts, s’il est possible.
Il y a les cimetières militaires. Mes pas me conduisent souvent vers les régions dévastées et il m’arrive d’errer dans les allées où sont alignées ces milliers de croix qui portent le nom, mais aussi les dates de naissance et de mort des combattants. Un rapide calcul : 19 ans, 22 ans, 25 ans…
C’est toute la jeunesse de France qui a été fauchée ainsi ; et la plus robuste, qui plus est… Qu’on ne s’étonne pas trop de ce qui s’est passé ensuite… L’atonie de notre pays dans l’Entre-deux-guerres ; sa difficulté à retrouver son rang…
Quant à dire que tout cela, ou les films qui démontrent l’absurdité de la guerre donne une leçon, comme le croient nos amis idéalistes, bernique !
Depuis que le monde est monde, l’absurdité de la violence a été démontrée dix mille fois. Demandons un peu aux Irakiens ce qu’ils pensent de ces brillantes démonstrations.
Et avec la Guerre de 40, si c’est la même mort, et la même absurdité (enfin…pas tout à fait), ce n’est pas la même nature. Douaumont, le Chemin des Dames ne sont pas le plateau des Glières, ou Oradour-sur-Glane, et encore moins les dizaines de braves types assassinés, otages d’une Occupation dont, soixante ans après, nous traînons encore la honte.
Il y a une différence : d’un côté le Grand Troupeau (beau livre de Giono, effaré de stupéfaction d’avoir vécu ça) ; de l’autre, des histoires individuelles, souvent, de héros sublimes – et plus sublimes encore parce qu’ils ne se voient pas en héros : ce sont ceux de L’armée des ombres – ou bien de gens ordinaires, aussi ordinaires que vous (peut-être) et moi (sûrement) jetés par l’absurdité de la situation du mauvais côté de leur vie (voir Jericho d’Henri Calef, histoire d’otages qui tourne mal, ou l’admirable Bataille du rail de René Clément).
Ambrose Bierce, certes, donne la définition suivante de l’homicide : Interruption d’une vie humaine par une autre. Il existe quatre types d’homicides : inexcusable, excusable, acceptable et souhaitable, mais ça ne fait pas une grande différence aux yeux de la personne interrompue. Sans doute. Mais, sur les monuments aux morts, ou dans les cimetières militaires, la différence se voit vite…