Beau film dérangeant
Le DVD du Bonheur est sorti (depuis quelques bonnes semaines, d’ailleurs), dans une lumineuse édition dont est coutumière Agnès Varda coproductrice du DVD, comme elle l’a été de Cléo et de Sans toit ni loi, ses deux chefs-d’œuvre. Et quand j’écris lumineuse édition, c’est, bien entendu parce que l’image a fait l’objet d’une restauration complète (ce qui n’a pas été facile, comme l’apprend un des suppléments), mais aussi, peut-être surtout, parce que le film est précisément entouré de suppléments (des boni, comme dit Varda, car « c’est plus français et c’est plus joli » que des bonus). tous plus intéressants et pertinents les uns que les autres.
J’avoue que, dans mon souvenir, je n’avais guère accroché jadis à ce Bonheur, vu sans doute quelques brèves années après sa sortie, à une époque où j’étais bien trop jeune. J’ai bien révisé mon point de vue en le revoyant.
Le film avait été un scandale, lors de sa sortie, et avait été interdit aux moins de 18 ans ; et sûrement pas pour les seins nus à peine entrevus de Marie-France Boyer et de Claire Drouot, mais bien plutôt pour son propos radicalement a-moral : François (Jean-Claude Drouot), menuisier de la banlieue parisienne, est marié avec Thérèse, qui est couturière (Claire Drouot, sa propre femme) ; il ont deux jeunes enfants, pique-niquent chaque dimanche à la campagne, s’aiment très sereinement ; par hasard, François rencontre Emilie (Marie-France Boyer), qui est employée des Postes ; c’est le coup de foudre.
Ce qui serait un adultère bien banal, c’est que François quitte Thérèse pour Emilie ; ou même que, voulant tout avoir et surtout ne rien perdre, il dissimule à Thérèse qu’il aime Emilie.
Mais ce qui est subversif, c’est qu’aimant Émilie, il n’en aime pas moins Thérèse : il agit par addition et ne comprendrait pas qu’il faille choisir. D’ailleurs sa bonne foi est si entière qu’il parle à Emilie de Thérèse, mais surtout à Thérèse d’Émilie, lors d’un de leurs dimanches à la campagne.
Thérèse paraît accepter et comprendre ; mais quand François s’éveille de sa sieste, Thérèse n’est plus là : elle est noyée. Suicide ? Accident ? A chacun de choisir.
Et ce n’est pas fini, puisque, les formalités du deuil accomplies, François épouse Émilie, qui accepte les deux enfants ; et la dernière scène, c’est un nouveau pique-nique ; Émilie a remplacé Thérèse ; mais dans l’esprit de François, Thérèse aurait pu aussi être là.
On voit bien comme ce scénario dérange, combien le fabuleux égoïsme de François, son inconscience, son aveuglement est en rupture totale avec les habitudes morales – ou immorales -.
C’est donc une fable, un conte cruel comme le définit un des intervenants d’un des suppléments du DVD.
Mais c’est aussi un superbe livre d’images, un des films où Agnès Varda, photographe d’origine a laissé le plus la bride sur le cou à son goût et à son talent de la composition de l’écran. Enchantement des couleurs, d’une nature très proche, des petits bonheurs calmes et paisibles de la vie. Jusqu’au bout, jusqu’après le drame qui n’a pas plus laissé de trace qu’une pierre jetée dans l’eau lorsque la surface s’est apaisée…
Le même intervenant du même supplément cite, très justement le mot qui figure à la fin du Plaisir, un des plus beaux films de Max Ophuls : Le bonheur n’est pas gai. C’est grave. Et c’est profond.