L’histoire folle du colonel Nicholson.
En cette année 1957 (s’il n’y a pas encore de Top 50, il y a déjà un hit-parade), tout le monde, dans la rue siffle la Marche du colonel Bogey que notre vieille connaissance Annie Cordy beugle sur des paroles idiotes :
Hello, le soleil brille, brille, brille
Hello, tu reviendras bientôt
Là-bas, dans ton village
Aux verts cottages
Pleins de chants d’oiseaux
On voit par là que l’Humanité n’a pas attendu la Star Académie pour chanter des conneries. Et d’ailleurs l’immortelle créatrice de Tata Yoyo n’est pas la seule à emplir les ondes : Les Compagnons de la Chanson, John William, Dalida vocalisent ad libitum cette même rengaine.
Le film dont cette infernale scie est extraite a presque failli claquer de l’inconcevable succès de ce standard traditionnel écossais (je crois) et ne plus exister que par lui.
Et pourtant il valait bien mieux. Première de ces grandes fresques dans quoi David Lean a excellé, avant Lawrence d’Arabie, Docteur Jivago et La fille de Ryan, Le pont de la rivière Kwaï est un de ces spectacles qui tient en haleine de bout en bout, malgré sa longueur de près de trois heures. Un de ces spectacles où l’art du réalisateur est si fort que, même en connaissant la fin on se prend à se demander si l’intrigue ne va pas être modifiée en cours de projection par un de ces personnages déterminés et héroïques que le cinéma montrait alors sans complexe, sans se croire obligé de leur donner états d’âme, failles ou veuleries diverses.
J’imagine que chacun connaît l’histoire folle du colonel Nicholson (Alec Guinness, incandescent), bâti avec le plus dur métal britannique (de ces Britanniques qui ont porté seuls pendant plusieurs mois toute l’Espérance du Monde et qui n’ont pas failli, pas reculé !) qui est entraîné par la logique même de sa résistance et de son entêtement à construire le pont que les Alliés devront absolument détruire. Il serait facile de ne voir là qu’un aveuglement de vieille baderne : il y a davantage une incertitude du Devoir, du Courage et de l’Ordre.
C’est aussi ce qui rend intéressante cette belle histoire de l’excellent Pierre Boulle, maître en interrogations pratiques sur la fragilité des comportements sociaux et de la raison humaine (voir La planète des singes, du même) : chacun – le colonel japonais Saito (Sessue Hayakawa, le colonel Nicholson, le major Warden (William Holden) – chacun, donc, a ses raisons, comme dans La règle du jeu.
La loi du genre veut que ça se termine dans le drame, l’explosif et la victoire américaine ; mais c’est bien plus contrasté que cela. A combien de ses hommes Nicholson a-t-il permis de rester vivants, en leur faisant garder la tête haute ?
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Pour ceux qui, comme nous, sont nés juste après 1945, et dont l’enfance et l’adolescence ont été ponctuées par l’écho des conflits d’Indochine et d’Algérie, les remarques faites sur l’horreur »intrinsèque » de la guerre n’ont pas une véritable signification.
La guerre est horrible, soit. C’est un fait. Incontestable. Mais que fait-on quand la Guerre est là ? On se couche ?
Je n’ai pas écrit que c’est là la pensée, de tous. Mais le pacifisme m’a toujours paru aussi étonnant que la contestation des lois de la pesanteur.
Comme c’est moi, à l’origine de ce fil, qui ai écrit À combien de ses hommes Nicholson a-t-il permis de rester vivants, en leur faisant garder la tête haute ? qui a poussé quelqu’un à – en gros – dire »Combien sont morts en obéissant ? » j’aurais une naturelle tendance à parler de dignité. Il y a des moments où, la mort étant là, on ne mégote plus avec elle. Ce sont les hommes qui se sacrifient parce qu’ils pensent qu’il y a des choses qui ont une valeur supérieure à leur propre vie, c’est Pierre Brossolette se jetant par la fenêtre, Fred Scamaroni se déchirant la gorge avec un morceau de fil de fer barbelé pour ne pas parler. Eux aussi obéissaient aux ordres…
Je conçois bien qu’on puisse tenir un raisonnement tout à fait antinomique. Un écrivain que je vénère, Jean Giono était de cette opinion que tout valait mieux que la mort. D’où son pacifisme intégral, ses appels à la désobéissance en 39, etc. (Je me souviens avoir eu un débat à ce propos sur Crésus). Et c’est ce qu’ont développé il y a un peu plus de vingt ans, ceux qui disaient, lorsqu’il y avait une menace soviétique »Plutôt rouges que morts », ce à quoi le Président Mitterrand avait répondu »Les pacifistes sont à l’Ouest, les fusées sont à l’Est ». Au delà du mot d’esprit, il y avait une pensée.
Bon. C’est justement ce qu’il y a d’intéressant, d’avoir de tels dialogues…
(Ah, pour que l’on ne me prenne pas pour un buveur de sang militariste, je me permets de signaler que dans ma liste (L’Immarcescible comme on dit La Discrète ou La Boudeuse) figure Johnny got his gun, dont on ne peut dire qu’il soit une apologie de la Guerre fraîche et joyeuse…
Et sur ce, je vais aller déposer un message sur Les Sept femmes de Barbe-Rousse…