Les Misérables

La pesanteur de la grâce.

Lorsque le roman – le mélodrame ? – le plus connu, le plus chéri, le plus vaste du littérateur français le plus abondant est transposé à l’écran en grand spectacle irisé d’acteurs connus et aimés du public, comment voudrait-on que le public s’en détourne ? Surtout le public de 1958, qui ne demandait que ça et qui aimait que le cinéma français eût de l’ambition ; car si Les Misérables furent en notre pays un immense succès (presque 10 millions de spectateurs, derrière Les Dix commandements, qui en eurent 14 : faste année !), ce fut à peu près pareil en Europe et un peu plus loin (24 millions en Union soviétique).

Et pourtant ! Pourtant, comment tourner Les Misérables ? La version de Jean-Paul Le Chanois durait à peu près 3h30, réparties en deux époques. René Château le sagouin, non content de présenter le film en deux disques, pour se faire des sous, a fait encore couper le film pour que, les deux CD réunis il ne passe pas 3 heures. La version de 1934 de Raymond Bernard, dont on me chante partout merveilles (Harry Baur/Valjean, Charles Vanel/Javert, Charles Dullin/Thénardier), mais que je n’ai jamais vue (l’oubli est réparé, désormais), dure 4h25…

Et 4h25 sûrement insuffisantes pour contenir le foisonnement mais aussi, pourrait-on dire le dérèglement de ce roman en fusion (1486 pages dans l’édition de La Pléiade, tout de même !) qui part dans tous les sens, étreint mal parce qu’il trop embrasse, à vouloir courir à la fois le roman feuilleton, le roman historique, le récit épique, la critique sociale, tout cela assez largement inondé d’eau de rose, mais qui garde pourtant un souffle et une force extraordinaires…

Les misérablesL’adaptation du film de Le Chanois a été principalement conçue par l’excellent René Barjavel qui a accompli un très sérieux, très probe et très juste travail mais a néanmoins privilégié certains traits par rapport à d’autres, tout aussi importants dans le travail d’Hugo. À mes yeux il a fort bien fait en concentrant son travail essentiellement sur le premier Livre du roman, qui va du bagne de Toulon jusqu’à la reconnaissance faite par Javert de Jean Valjean sous les traits de l’honorable M. Madeleine. C’est à peu près la Première époque du film. Les quatre autres Livres sont plus sommairement condensés dans la Seconde époque, à mes yeux nettement plus faible du film. Mais pour des raisons qui ne sont pas de la faute du cinéaste mais du romancier.

Il y a dans Les Misérables trois rôles et trois seuls qui dominent très largement tous les autres, réduits à être des utilités, sinon des comparses. Qu’on le veuille ou non Fantine, Gavroche, Éponine, Cosette, Marius, Enjolras ne font pas le poids à côté de Valjean, Javert et Thénardier : ces trois caractères extraordinaires sont absolument souverains et irriguent parfaitement la première partie ; mais dès que sont greffées sur leurs interactions des intrigues sinon connexes du moins secondes, l’ampleur du souffle diminue… Tant qu’un personnage adventice intervient avant que l’orage se soit mis en place, ça fonctionne très bien (et c’est pourquoi la lumineuse figure de Mgr Myriel demeure caractérisée), mais ensuite on s’ennuierait presque de n’être pas continuellement en compagnie des trois principaux protagonistes.

movie_callout_imageUne des grandes qualités du film de Le Chanois est la qualité donnée à la distribution, précisément, de ces trois rôles. Gabin et Blier sont parfaits comme souvent ; mais que dire de Bourvil ? On avait bien senti déjà, deux avant Les Misérables, dans la méchante, grinçante Traversée de Paris que le comique normand hurluberlu valait mieux que ce qu’il jouait jusqu’alors. Mais quelle révélation de le voir en parfait immonde Thénardier, comme on n’aurait pu en rêver !

Les autres ? J’aurais bien aimé revoir Silvia Monfort au cinéma, alors qu’elle n’aimait que le théâtre… Béatrice Altariba/Cosette et Giani Esposito/Marius sont fades à souhait, Serge Reggiani aussi agaçant que d’habitude, les rôles annexes plutôt bien distribués, la voix de narrateur de Jean Topart toujours fort belle…

Qu’est-ce qu’on peut faire de mieux dans le genre ?

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