Kusturica prodigieux
Délicieux dimanche sous le ciel grisaillant de Paris ! J’ai regardé deux fois de suite ce magnifique Temps des gitans et je sors des très nombreux et intelligents suppléments de cette excellente édition (je recommande vivement le coffret avec deux disques) tout émerveillé de la perpétuelle invention visuelle, onirique, musicale d’un des cinéastes sûrement les plus exceptionnels de notre époque…
Foisonnant, excessif, baroque, entremêlé de rires et de larmes, de scènes comiques, grotesques, bouffonnes, et de séquences pathétiques, fraternellement tristes, accablantes, même souvent. C’est plein d’invectives et de baisers, de couleurs et de boue, de pluie et de fleurs…
Comme toujours, chez Kusturica, les animaux emplissent la scène, la ponctuent, et quelquefois, devant la sauvagerie des hommes, l’humanisent presque… Le dindon du Temps des gitans est, comme l’âne de La vie est un miracle, une sorte de rappel de tendresse et de sagesse, dans ce monde où les pères vendent leurs enfants, où l’on recherche des infirmes à faire mendier, et des filles faciles à éblouir pour les transformer en putes d’abattage…
Il n’y a pas de manichéisme, pas de saine, vertueuse direction, pas d’avenir qui chante, chez ce sceptique tendre et accablé : il y a, de temps en temps, des bouts de bonheur qui émeuvent, vite effacés par la lourdeur de la condition humaine. Ce qui fait qu’on a quelquefois reproché à Kusturica de ne pas condamner avec suffisamment de vigueur trafics d’enfants et de filles, exploitation de la pauvreté et misère humaine ; et il paraît même que ça a coûté au Temps des gitans une Palme d’Or qui aurait été la deuxième de son auteur, en attendant celle de Underground qui eût été alors la troisième !
C’est que les personnages de Kusturica ne sont ni preux chevaliers, ni canailles morbides : ce sont de pauvres gens qui tâchent de survivre, sans scrupules, avec souvent beaucoup de méchanceté, de cruauté même… Albert Cohen, dans sa pièce Ézéchiel écrit : Non, ils ne sont pas méchants, les Allemands, ils sont des fils, ils aiment leur Maman, ils chantent de jolies chansons. Seulement ils ne comprennent pas que les Juifs ont mal quand on leur fait du mal…
C’est donc, avec excès et démesure, une suite de scènes sublimes – la fête initiatique de la Saint-Georges où les Gitans, au crépuscule, se baignent dans le fleuve illuminé par les torches – et de moments sordides, tristes à pleurer… Rien n’est exempt de mélange : la riche, la chaude vie d’entraide de la communauté va de pair avec l’absence totale de pitié chez beaucoup de ses membres, et d’honnêteté chez presque tous. À la crasse des lieux et des gens répond l’aérienne musique que tous pratiquent et qui accompagne tous les gestes…
Film admirable parce qu’il mêle tout, des scènes à la Fellini (mais un Fellini qui serait à la fois plus cruel et mieux structuré), et des miracles de grâce, dans une lumière dorée de toute beauté ; le mélange entre acteurs professionnels (en très faible nombre) et Gitans recrutés pour leur trogne et leur spontanéité est parfaitement réussi, la musique (de Goran Bregovic) est formidable, émouvante, endiablée ou poignante…
Le temps des gitans est un film triste comme tout, où l’espoir perce à tout moment. Le titre original, Dom za vesanje signifie Une maison pour se pendre, qui aurait mieux convenu que le titre français, mais aurait assurément rencontré un moindre succès ; contrairement à ce qui est avancé, le film n’a pas été tourné avec trois francs, six sous, mais a été coproduit par la Columbia, a coûté fort cher, mais est, du début à la fin, un bouleversement d’une force extraordinaire, que je souhaite à chacun de découvrir ou de redécouvrir…