Coup de tonnerre
J’ai revu le film hier, dans l’excellente édition d’Arte (bravo pour mettre à la portée de tous l’œuvre – pourtant inégale – de Louis Malle – pourquoi ne pas en faire autant pour bien d’autres ?). Après ce revisionnage, je maintiens la note de 5… pour d’autres raisons que celles qui me l’avaient fait donner sur la seule foi du souvenir ému et troublé de la sensualité du film. C’est vrai, le grain des peaux, si bien filmé qu’il est, ne retiendra plus l’attention de personne aujourd’hui. Dans un des (trop minces) boni, Malle dit qu’il explique le succès sulfureux de son œuvre du fait que, lors des scènes d’amour (à son époque, bien sûr), « en général, on fait un panoramique sur la fenêtre » et que son apport a été de faire ce panoramique « trente secondes plus tard » ; et il ajoute que (si l’esprit de l’époque l’avait permis), il « serait bien resté sur les amants » et « ne ferait pas de panoramique« . Ceci, qui a vieilli, n’est pas grave…
Quelque chose me gêne davantage : le basculement entre la première heure du film, qui fixe décor et personnages, et la dernière demi-heure où les amants le deviennent. Je trouve la première heure extrêmement brillante ; qu’on puisse la juger trop entière tournée vers un monde jugé superficiel de haute bourgeoisie parisienne et provinciale n’est pas un argument suffisant pour la rejeter ; ce monde fait de rencontres de polo à cheval – le sport le plus onéreux et le plus chic qui se puisse -, de serviteurs zélés s’exprimant à la troisième personne, ce monde où on ne gagne pas d’argent – où on en a, tout simplement – (car le journal quotidien où Henri Tournier (Alain Cuny) passe son temps n’est pas un gagne-pain, mais une passion, une danseuse), ce monde a existé, existe encore (en se cachant davantage ; disons que ses membres n’habiteraient pour rien au monde avenue Foch, friquée et clinquante, mais vivent du côté de l’esplanade des Invalides, ou du Champ de Mars).
Première heure brillante, donc, et cohérente ( je trouve très aigus et pétillants d’esprit les dialogues de la merveilleuse Louise de Vilmorin), mais à partir du moment où les amants le deviennent, je suis un peu gêné, parce que le basculement de Jeanne (Jeanne Moreau, évidemment sublime de charme) vers Bernard Dubois-Lambert (Jean-Marc Bory) ne fonctionne pas très bien.
Non que Bernard (qui est tout, sauf un prolétaire, qui est du même monde, qu’il prétend rejeter, parce qu’il aime l’archéologie, non le polo) soit moins séduisant que Raoul Florès (la classe et le raffinement étourdissants de José Luis de Villalonga) mais parce qu’on comprend mal ce qui se passe lors du dîner coincé et agressif des protagonistes. Que Jeanne, blessée par son mari, déçue par son amant décide de coucher avec un nouvel homme, passe encore : qu’elle soit touchée au point de partir avec lui ne me retient pas : elle ne s’est en rien montrée jusque là autrement que snob, superficielle, capricieuse… et elle changerait de vie ?…
Cela dit, c’est un film qu’il faut voir, et pas seulement pour connaître un témoin important du cinéma français ; distribution superbe, musique admirablement choisie (Brahms), photo impeccable d’Henri Decae et intelligence aiguë des situations, malgré les réserves exprimées plus haut.