Sur le fil de L’étrange Madame X, qui est l’avant-dernier film de Jean Grémillon et qui réunit Michèle Morgan et Henri Vidal, j’écrivais, à propos de l’intrigue C’est sans doute par là que ça commence à être un peu bancal ; c’est à la fois assez compliqué et trop invraisemblable pour qu’on adhère pleinement. Je sais bien qu’il n’est pas de bon goût de se citer, mais je ne vois pas pourquoi je me torturerais le peu de méninges qui me restent pour exprimer avec d’autres mots exactement la même chose.
Très curieux réalisateur, Grémillon, un nom un peu maudit du cinéma français : des films aussi formidables que Gueule d’amour, Le ciel est à nous, Remorques (et même Pour un sou d’amour), tournés avec mille difficultés et d’autres qui semblent bizarres, mal équilibrés et même un peu ridicules, avec des outrances qui laissent pantois, comme Lumière d’été et, donc, ce Pattes blanches qui m’a interloqué.
Interloqué parce qu’avec des images, des cadrages superbes, graves, tragiques, une présentation des personnages et du milieu dans quoi ils vont évoluer qui est intelligente, typée, cursive, précise, avec un scénario qui pourrait n’être pas plus mauvais qu’un autre, il s’enfonce dans un ratage souvent pénible.
Qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? Je n’ai certes pas trouvé très bon Paul Bernard qui interprète Julien de Kéradec, le châtelain ruiné qui porte continuellement des guêtres (d’où le surnom de Pattes blanches qui lui a été donné par les galopins d’Erquy, village où se déroule l’action) ; mais c’est moins dû à la personnalité de l’acteur, certes un peu fade, mais qui a su être excellent, en tout cas très satisfaisant dans nombre de bons films (Pension Mimosas, Les dames du Bois de Boulogne, Les Maudits, Panique) que dans le rôle qu’il joue. La servante bossue Mimi (Arlette Thomas, dont j’apprends qu’elle fut plus tard la voix du poussin Caliméro) n’est pas toujours bien bonne, mais son jeu n’a rien d’infamant. Et puis Fernand Ledoux, en aubergiste prospère avide de la chair fraîche toujours appétissante de la délicieuse Suzy Delair est parfait.
Ah ! Il y a Michel Bouquet en sale type halluciné, jaloux, envieux qui est tout de même trop théâtral. Voilà un grand acteur qui a bien fait de vieillir : dans ses jeunes années, il avait le même regard fou et le même jeu frénétique que ce serin de Jean-Louis Barrault… Qui dira le mal que l’habitude des planches et l’attente de la respiration du public et de ses adulations a fait au cinéma !
Et d’ailleurs je crois que c’est dans cette juxtaposition malsaine entre deux formes d’expression qui n’ont finalement que des rapports vagues que réside la faiblesse de Pattes blanches. Le scénario est de Jean Anouilh, qui se piquait de pouvoir écrire pour le cinéma. Le peu que je connaisse d’Anouilh (mais le théâtre m’est une telle purge !) me laisse penser que l’intrigue, fantaisiste et singulière, pourrait passer la rampe, mais devient hors de propos à l’écran. Quand j’écris l’intrigue, je ne suis pas sûr de trouver le mot exact : on pourrait sûrement en tirer une forte histoire. Mais le théâtre a une forme d’envoutement particulier (ce que ses amateurs appellent sa magie) qui ne passe pas du tout au cinéma. Le côté funambulesque, insolite, irréel de la scène permet des extravagances qui ne passent pas à l’écran. Bizarre mais habituel : le langage n’est pas le même.
Pattes blanches est un film fréquemment ridicule, quelquefois même grotesque. Qui, en même temps, ne manque pas de charme, dans le sens le plus magique du terme. On se perd dans une forêt un peu maléfique, de temps en temps, mais on écarquille aussi souvent les yeux en se demandant si on n’est pas devant des marionnettes…