After hours

Quand l’heure est dépassée…

Ce que j’aime, dans ce cauchemar psychédélique, en plus de son onirisme de malaise, c’est son aptitude à nous rendre proche du malheureux garçon qui, parce qu’il a cru pouvoir échapper ce soir là à sa solitude et à sa vie rangée passe une nuit à se dépêtrer des fureurs du Destin. Sur un mode plus léger et (bien) moins profond, Paul Hackett (Griffin Dunne) m’a fait songer au Bill Harford (Tom Cruise) de Eyes wide shut, renvoyé sèchement par le milliardaire Ziegler (Sydney Pollack) à sa vie paisible : Ne joue pas dans la cour des grands !.

Ce ne sont évidemment pas les mêmes personnages. Paul Hackett pourrait être un de ces êtres falots décrits par Michel Houellebecq : un boulot convenable, mais ennuyeux, sans doute répétitif ; aucune vie sociale ; pas de liaison ; le soir, un dîner vite avalé dans une cafeteria éclairée au néon, en seule compagnie d’un gros bouquin. L’aborde une drôle de fille, un peu lunaire, un peu fofolle, Marcy (Rosanna Arquette), avec qui il se dit qu’il y a un bon coup à jouer. Commence alors le cauchemar éveillé et l’amoncellement des perturbations, mineures d’abord, puis de plus en plus angoissantes.

after-hours-1Je trouve assez subtils les films où le spectateur a une forte possibilité d’identification moins aux personnages qu’aux situations : en gros, comment réagirais-je, moi, si telle ou telle éventualité (généralement désagréable) me tombait sur le dos ?

Je sais bien que je ne me retrouverai jamais dans la situation des astronautes perdus de Gravity et qu’il y a fort peu de chances que je fasse la folie de jouer au spéléologue comme les pauvres filles de The descent ; même si mon imagination me joue des tours plaisants, je me doute que, tel un Jonathan Harker sidéré, je ne verrai jamais apparaître en haut d’un escalier sombre le comte Dracula. Mais me vient à l’esprit le début de Frantic de Polanski et, dans une certaine mesure, Le projet Blair witch) : ma femme qui disparaît dans une ville étrangère dont je ne connais pas la langue, ma petite troupe égarée dans une forêt d’automne… rien d’impossible : c’est ce qui me glace.

w18s4kToutes proportions gardées, ce qui arrive à Paul Hackett n’a rien d’invraisemblable, ou presque : un billet qui s’envole par la fenêtre d’un taxi, la crainte que Marcy, la fille de rencontre porte, dissimulées, de terribles cicatrices de brûlures, la pluie qui tombe en averses, les quelques cents qui manquent pour acheter un ticket de métro, les regards soupçonneux des voisins tétanisés par l’insécurité du quartier… On s’y voit assez.

Évidemment, par le jeu d’un processus cumulatif (et de la loi de l’emmerdement maximum, qui gère tout autant nos vies que la gravité universelle), ces prémisses posées, qui sont relativement anodines, tout se dégrade à grande allure jusqu’à la folie furieuse, jusqu’à voir le pauvre Paul menacé de lynchage par une foule en délire.

C’est bien cela, comme le dit Tom, le barman en n’encaissant pas le prix des cafés : À cette heure, les règles ne sont plus les mêmes ; c’est presque une définition de l’Enfer, n’est-ce pas ?

Ou, comme sur le célèbre carton du Nosferatu de Murnau : Quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre. C’est ce qu’on appelait jadis la morale de l’histoire.

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