Malgré tout…
J’ai été absolument agacé en revoyant Casablanca par un paquet de scories, par tout un ensemble d’énormités qui auraient pu être facilement et sans frais évitées si la Production et les scénaristes s’étaient donné un tout petit peu de mal : c’est tout ce qui concerne la présence des autorités françaises dans la ville, celle des Allemands, et le ridicule d’instituer préfet de police (une fonction qui n’existait, jusqu’en 2012, qu’à Paris) un simple capitaine qui arbore d’ailleurs à tout propos et au mépris des règles une batterie de décorations pendouillantes. Je vois une fois de plus l’inculture et la désinvolture étasunienne envers tout ce qui n’est pas l’Union.
Imaginer qu’en décembre 1941 (alors que la Zone libre en a encore pour près d’un an) une délégation allemande peut se promener en uniforme en pays conquis et poser ses exigences est du dernier comique. D’autant que le Maroc n’était pas une colonie, mais un protectorat et que le sultan, Mohammed V, était un fidèle soutien de la France libre. Et, si on a cité beaucoup de répliques brillantes du film – j’y reviendrai – il y en a une d’une idiotie absolue : le Major Strasser (Conrad Veidt) évoque Rick (Humphrey Bogart) devant le policier Louis Renault (Claude Rains) avec mépris en le traitant de maladroit ; et Renault lui rétorque Les Américains, il ne faut pas les sous-estimer : ils sont « maladroitement » entrés dans Berlin en 1918. À bramer de rire quand on connaît un peu l’histoire, non ?
Bon. Cette bile jetée, il faut dire tout de même beaucoup de bien du film, qui est mal fichu, mélodramatique, quelquefois lent et plein d’invraisemblances. Et en plus qui, dans la plupart de ces séquences – et toutes celles qui sont significatives, hors celle, finale, à l’aéroport – se passe dans l’espace confiné du Rick’s bar, sous forme théâtralisée ; ce qui n’a rien d’étonnant d’ailleurs puisque, à la base de Casablanca, il y a une pièce.
Et pourtant, par une sorte de singulière magie, par une alchimie qu’on n’est pas prêt de retrouver, ça fonctionne intelligemment, grâce à un scénario subtil, ingénieux, ce qui est d’autant plus surprenant qu’il s’est construit, les bases jetées, au fur et à mesure qu’avançait le tournage du film. Il paraît même que les cinéastes ignoraient presque jusqu’à la fin s’ils feraient partir pour Lisbonne Ilsa Lund (Ingrid Bergman) avec son mari Victor Lazlo (Paul Henreid) ou avec Rick Blaine, l’homme qu’elle aime (Humphrey Bogart). Il faut dire que Michael Curtiz connaît son affaire et qu’il manie en virtuose une caméra virevoltante qu’on croirait ailée, introduisant des angles de prise de vue originaux et jamais inutiles. Le dialogue, hors la réserve que j’ai émis plus haut, est quelquefois étincelant, d’une grande drôlerie, mêlée de cynisme (Le récurrent Arrêtez les suspects habituels ! du policier Renault, ou du même Renault, que Ricks vient de menacer qu’il le visera au cœur pour l’abattre C’est mon point le moins vulnérable). Cynique mais quelquefois aussi d’une grande poésie triste, lors des adieux des deux amants qui songent à leurs jours de bonheur rare : Paris que nous avions perdu avant ton retour et que nous avons retrouvé hier…
Quelques moments vraiment émouvants aussi, comme la Wacht am Rhein entonnée par les Allemands couverte par une Marseillaise magnifique, qui fait songer à celle que jette rageusement Maréchal/Jean Gabin dans l‘oflag de La grande illusion. On a tout dit de l’harmonie des acteurs, Bogart et Bergman et du reste de la distribution. Notons qu’il est assez drôle de voir employés sur le même film Marcel Dalio, qui interprète le croupier habile et sa femme de l’époque Madeleine Lebeau, qui joue l’entraîneuse, en sachant que le couple avait, dans la réalité fuit Paris pour Lisbonne avant de se retrouver aux États-Unis, comme y aspirent tous ceux qui sont entassés à Casablanca. Et la musique, aussi, bien sûr, avec As Time Goes By qui reste durablement en tête…