Voyage au bout de l’enfer

C’est profond, c’est dense, c’est superbe…

J’ai lu plusieurs critiques après avoir regardé Voyage au bout de l’enfer qui m’ont aidé à mettre de l’ordre dans les impressions que cette œuvre lente, dense, touffue, impressionnante m’avait fait ressentir. En plus, pris par le temps, j’ai regardé le film en deux fois, deux heures le premier soir, une heure le lendemain. Ce n’est pas bien recommandé, mais, d’une certaine façon, lorsqu’il y a du sens et de la profondeur, ça permet tout un travail d’incorporation et de maturation intéressant.

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D’autant que je n’ai pas été tout de suite séduit. Le premier segment m’a paru long, presque languissant : je n’ai pas trop accroché à la vie de ces braves garçons frustes d’une cambrousse de Pennsylvanie, ces rednecks, coincés entre les usines grises et bleues et les rues crasseuses défoncées. J’ai aimé pourtant qu’ils s’élèvent par deux merveilles: les cimes des Appalaches où l’on chasse le cerf et le daim et la chaleur des amitiés nourries de l’appartenance à une communauté. Et, incidemment par la beauté dorée de la liturgie orthodoxe russe, le maintien des traditions ancestrales qui éclate dans la longue scène du mariage. Tout ceci est un peu convenu, me disais-je : on a vu dix fois ces histoires viriles, hachées de bourrades complices, d’ingestion de litres de bière, de déconnades puériles et de rires gras.

Soudain, grave, une sorte de miracle apaisant : dans le pub, qui doit pourtant sentir l’oignon frit, la ketchup dégoulinant du hotdog et la bière surie, l’aubergiste, John (George Dzundza) entame un Nocturne de Chopin. Plan de coupe : on est dans l’horreur d’un village du Vietnam, dans la cruauté extrême d’une guerre sauvage.

Combien il faut que cette terre aux pluies chaudes ait marqué ceux qui l’ont connue pour nous avoir donné tant de films poignants, des plus austères (La 317è section) aux plus baroques (Apocalypse now), tous nostalgiques et fascinés par l’étrangeté des terres mouillées et des rues grouillantes, d’Indochine à L’amant ! Quelle étrange attirance pour un monde à la fois cruel, raffiné et glouton, pour un peuple affamé de jeu et presque indifférent à la vie humaine ? Est-ce que c’est cela, ce bourgeonnement de vitalité et ce mépris de la mort qui va tellement retenir Nick (Christopher Walken) dans les bouges hurlants de Saïgon, où l’on continue de jouer pendant que, devant l’Ambassade des États-Unis, on se bat pour essayer d’embarquer dans les derniers hélicoptères qui fuient l’avancée du Vietcong ?

Cela étant, et malgré l’intensité des séquences qui se passent en Asie, je ne crois pas que la grande force du film de Michael Cimino y soit confinée. Une incidente, d’ailleurs, à ce propos : je ne trouve pas particulièrement bienvenu le retour à Saïgon de Mike (Robert De Niro), trop émaillé d’invraisemblances et d’improbables hasards et qui n’a d’autre signification que de le faire assister en direct à la mort de Nick, de l’y faire, en quelque sorte, participer ; il me semble que la scène eût été tout aussi forte si Nick, précisément, s’était fait sauter la cervelle contre un adversaire anonyme, au milieu des cris avides des parieurs.

Fermons cette parenthèse : il me semble que c’est le retour au pays qui est le cœur du propos ; parce que rien ne sera plus pareil, parce que tout a éclaté : Angela (Rutanya Alda) ne veut plus voir son mari Steve (John Savage), amputé des deux jambes ; Linda (Meryl Streep), qui aimait Nick, dont on ne sait plus grand chose, couche avec Mike, mais ni l’un ni l’autre ne semblent en avoir vraiment envie. Et si la bande d’amis se retrouve unie devant le cercueil de Nick, rapatrié des confins du monde et à la tête éclatée, qui peut dire ce qui va advenir ?

Seul Bonheur d’être ensemble, ce God bless America, qui monte spontanément des gorges nouées ? Oui, sans doute… mais pourquoi ne pas y voir aussi une fierté nationale qu’on a, paraît-il, reprochée à Cimino ? Après tout, bonheur d’être ensemble c’est bien aussi une définition de l’appartenance nationale, n’est-ce pas ? Et pourquoi ces fils d’immigrants venus de la vieille Russie ne ressentiraient-ils pas avec intensité cette fierté ? Lorsque, après l’évasion des cages flottantes du Vietcong, Nick, à l’hôpital militaire se voit interrogé par un médecin sur son origine, du fait de son nom (qui est Nickanor Chevotarevitch), il répond avec orgueil Américain !.

Si abimés qu’ils sont, les survivants se rassemblent sur les valeurs qui ont poussé leurs pères à aller chercher dans le Nouveau Monde l’espérance d’un avenir meilleur. Je trouve cela plutôt noble.

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