Lettre d’une inconnue

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Somptueux mélodrame

Est-ce qu’on retiendrait grand chose de cette histoire romanesque et tragique de la passion ressentie dès le premier jour de leur rencontre par une toute jeune fille pour un pianiste de grand talent et de faible caractère, passion absurde et purement artificielle qui conduira à une vie toute de douleur et de frustration, est-ce qu’on ne se moquerait pas même un peu s’il n’y avait pas, dans ce très beau film mélodramatique, la patte de l’immense Max Ophuls ?

Tirée d’une histoire élégante et cruelle de Stefan Zweig, Lettre d’une inconnue se passe dans la Vienne des premières années du XXème siècle, Vienne capitale intelligente d’un Empire austro-hongrois immense et fatigué, à une période où l’angoisse existentielle qui a saisi l’Europe à partir de la Grande Guerre laisse encore largement la place aux histoires individuelles, aux destins fracassés par des regrets éternels. Il n’est pas indifférent que ce soit dans la Vienne de Sigmund Freud que se passe cette histoire de frustration amoureuse : le lieu et l’époque sont à la mesure des névroses ressenties, des impossibilités que l’on s’impose de satisfaire ses désirs…

Ce sont deux pauvres êtres que révèle l’artifice littéraire de la lettre d’une morte lue toute une nuit par un dilettante veule qui a décidé de se dérober devant un duel, et qui, retenu par la lecture, n’y parviendra pas.

Deux pauvres êtres : Lisa (Joan Fontaine), l’esprit plein de cette déraisonnable passion ressentie dès le premier jour, sans raison ni fondement pour le nouveau voisin, qui va perdre sa vie dans cet amour de tête et nourrira d’autant plus le brasier qui la consume qu’elle est presque fascinée, dans un certain masochisme, par l’indifférence aimable de Stefan Brand (Louis Jourdan), séducteur compulsif qui ne s’aime pas, a du mépris pour ses insuffisances, sait bien qu’il aurait pu être plus qu’un pianiste prodige, à la grande facilité, mais qui n’a pas le caractère, le goût du travail, la rigueur qui en auraient fait un virtuose.

Deux êtres parallèles dans leur solitude : à la lucidité de Brand (Tout a toujours été trop facile pour moi.) répond l’aveuglement de Lisa (Je voulais être une femme qui ne vous a jamais rien demandé.), après qu’elle a eu un enfant de leur seule nuit d’amour, qu’elle a prise comme un accomplissement et une promesse, alors qu’elle n’a été pour lui qu’une agréable passade, comme il en a tant connu avant elle et en connaîtra tant après.

Il y a donc, sous la forme élégante et pessimiste qui est la marque du réalisateur, le rappel constant des thèmes habituels : l’angoisse du temps qui passe, la fugitivité du bonheur, l’illusion des rencontres amoureuses…

Et naturellement, il y a la folle virtuosité des mouvements de caméra, les plans qui virevoltent, l’élégance absolue des images, le raffinement des cadrages. Quelques bons esprits n’apprécient pas cette extrême sophistication, ce chic revendiqué, jugeant qu’il s’agit de fioritures sans justification, de coquetteries décadentes. Je crois, pour ma part, qu’Ophuls touche là à l’essence même du cinéma, réalisant une sublime synthèse entre les qualités expressionnistes du muet et les évidences sonores du parlant.

Comme Madame de, Lettre d’une inconnue s’achève sur un duel. Rien de plus sauvage, ni de plus évident, dans la condition humaine. Rien de plus tragique, non plus.

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