Il n’y avait pas de raison pour qu’après les très beaux succès de Mondo cane et de Mondo cane 2 (1962 et 1963), compendium des bizarreries, singularités, horreurs, aberrations magnifiques ou révoltantes qui irriguent le monde et notre pauvre humanité, les auteurs, Gualtiero Jacopetti et Franco Prosperi s’arrêtent en si bon chemin. D’autant plus qu’ils venaient, finalement, de créer un genre cinématographique nouveau, le mondo, à base de documentaires roublards et volontairement choquants. Genre qui a longtemps prospéré (l’admirable Cannibal holocaust, Le dernier monde cannibale voire Le projet Blair witch jusqu’à se perdre dans l’horreur des snuffmovies.
Mais donc en 1966, où l’on peut montrer des tas d’images qui aujourd’hui ne seraient pas admises, mais à peine l’ombre d’un sein féminin, sauf s’il est africain, comment attirer devant les écrans les spectateurs qui ont été intéressés, voire fascinés par la façon de filmer des réalisateurs, leur sens du cadrage et du montage et enchantés par la musique d’accompagnement qu’ils ont choisie, écrite par l’excellent Riz Ortolani ? C’est bien simple, on va vers l’exotisme, d’autant que cet exotisme est à la fois très proche géographiquement, très lointain, culturellement mais en même temps encore très accroché à notre Destin occidental. D’autant aussi que le continent que nous venons d’abandonner – à sa demande mais aussi à celle du reste du monde, États-Unis, Chine, Inde – vient d’être laissé à lui-même.
Je suis de ceux qui pensent qu’il n’aurait jamais fallu coloniser (c’est-à-dire s’établir durablement dans des pays, non pas les découvrir et établir avec eux des relations commerciales), mais certainement aussi qu’il n’aurait pas fallu quitter l’Afrique en s’en échappant.
C’est tout le propos initial de Africa addio. L’Europe, le continent qui a élevé l’Afrique, ne peut plus la gérer ; elle abandonne un continent attardé et immature à qui elle a donné beaucoup plus qu’elle n’a pris, alors qu’il aurait encore tant besoin de lui. L’Afrique, c’est 100 millions d’habitants en 1900, 275 en 1960, 640 en 1990, 1,4 milliard en 2020, 2,5 milliards en 2050. Ça dit tout : nous avons permis, grâce aux sulfamides, aux antibiotiques et à la mise sous tutelle l’expansion sans limites de la population et nous nous sommes tirés. Et nous voyons aujourd’hui que l’Afrique déborde sur l’Europe.
Revenons au film, qui est rigoureux, chirurgical, épouvantable, dans ses images crues et violentes, où les animaux de la savane sont découpés vivants au grand bonheur des viandards et des touristes depuis que l’administration européenne n’est plus là pour vérifier et contrôler la règlementation des chasses. Parce que – on peut bien le dire – dès que l’Administration britannique, sévère, réglée, hautaine, admirablement conduite, qui garde le menton haut et la lèvre supérieure rigide s’en va et laisse les hommes de Jomo Kenyatta à la tête du pays, ça ne va plus du tout. Cela alors que, pourtant, Kenyatta, président de la République de 1969 à 1978, où il mourut était un chef d’État modéré et subtil.
Le film présente des scènes épouvantables : des éventrations, des découpages d’animaux, des tirs à balles réelles sur des types qui s’enfuient, des milliers de zèbres, de buffles, d’éléphants capturés par des types sans scrupules pour la viande, pour la peau, pour l’ivoire. Et des charniers, des fosses communes, des gens découpés en morceaux, dont le foie a été dévoré par des bandes cannibales. C’est dégueulasse.
De temps en temps un regard sur l’Afrique telle qu’elle était jadis, telle qu’on la voit dans Hatari ou Mogambo par exemple ; la brousse, les belles maisons où des serviteurs déférents apportent, à la nuit tombée, des cocktails agréables aux bwanas qui goûtent l’air parfumé du soir. Un bout d’Europe civilisée transportée dans la touffeur africaine. Le formidable développement d’alors de l’Union sud-africaine cette pointe où les Blancs se sont établis avant que les Zoulous n’arrivent…
Et puis plus rien. Qu’est-ce que l’Afrique aujourd’hui, sinon une bombe démographique ?