Faut-il en énoncer l’évidence ? La mémoire est une féerie monstrueuse et somptueuse. Il suffit de la laisser aller en vagabondage, puis de la solliciter un peu pour en voir surgir des mots, des traits, des scènes, des visages qu’on s’imaginait avoir oubliés et qui ne demandent pas mieux que venir s’installer au devant de la scène. Pour la comédie que l’on joue à soi-même et que l’on peut appeler aussi, tout simplement la vie. Nous sommes si riches, si secrets à nous-mêmes, tant de sources bouillonnent en nous et il y a tant de routes, de chemins, d’allées et de sentiers qui s’ouvrent à chaque instant devant nos pas que le fait de s’égarer dans l’un ou l’autre n’a rien qui doive surprendre beaucoup écrit Marcel Aymé dans Uranus (un livre qui vaut bien mieux que le film qui en a été tiré par le médiocre Claude Berri).
Je pense que tout le monde conviendra que la mémoire de Federico Fellini, si elle n’est pas plus vaste que celle de chacun, était sans doute plus artistiquement disposée et l’évocation de ses souvenirs davantage capable de fasciner les spectateurs qu’il invitait à venir visiter sa caverne à souvenirs. Son poids éminent dans le système cinématographique, sa célébrité, son talent universellement reconnus lui permettaient un large vagabondage sur des années adolescentes passées au bord de la mer Adriatique, du côté de Rimini et de se mettre en scène dans un mélange trouble de vérités, de mensonges, de rêveries, de fantasmes, d’hallucinations, de broderies…
Naturellement il faut bien ancrer cette fantasmagorie presque toujours souriante, mais quelquefois assez triste, dans une terre, dans un gros village, dans une époque. Je ne suis pas bien certain que ce soit là le meilleur du film. Se moquer de la jactance du fascisme italien alors triomphant et de ces cérémonies plutôt ridicules fait partie de l’évidence ; je note d’ailleurs que, si on peut trouver risibles les garde-à-vous des ballilas et les défilés des bersaglieri, on ne sourit pas de la même façon devant les ordonnancements impeccables présentés par Leni Riefenstahl dans Le triomphe de la volonté : d’ailleurs les chemises noires d’Amarcord se contentent de faire ingurgiter à Aurelio (Armando Brancia), l’entrepreneur plutôt à gauche, une bouteille d’huile de ricin qui dévaste ses intestins ; ou de déclencher un tir de barrage sur le clocher de l’église où un facétieux a placé un gramophone qui joue L’Internationale. C’est cela : ridicule, avant tout.
Au fait, le maçon Aurelio est le père de Titto (Bruno Zanin) dans qui on peut voir sans difficulté la représentation du jeune Fellini ; un garçon qui a quoi – 13, 14 ans ? un peu plus ? – un garçon qui en tout cas est à l’âge où le sujet majeur, prépondérant (mais je pourrais presque écrire unique ou exclusif) est l’éveil de la sexualité, éveil encore plus embrasé par la sorte de compétition/concurrence/envie entretenue par les camaraderies adolescentes et les conversations et interrogations sans fin sur l’étrange partie de l’humanité munie de seins et dépourvue de roubignolles. Car c’est ainsi que le monde est alors considéré, dans une grande indifférence effective à la couleur de la chemise portée par les adultes, noire, brune, rouge ou bleue.
Le meilleur d’Amarcord réside assurément dans cette fascination/répulsion qu’éprouvent Titto et ses camarades, chacun étant davantage attiré soit par le regard carnassier du professeur de mathématiques (Dina Adorni), soit par les mamelles invraisemblables de la buraliste (Maria Antonietta Beluzzi), soit pour la jeune patricienne Aldina (Donatella Gambini). Aucun n’est assez âgé pour profiter de la facile renarde, la Volpina (Josiane Tanzilli) et ils savent bien qu’ils ne peuvent pas hausser leurs exigences au niveau de la belle, l’élégante Gradisca (Magali Noël), Gradisca qu’on pourrait traduire par Comme il vous plaira ou À votre disposition. On se contente donc de songes plus ou moins creux.
Tout cela placé au milieu des engueulades à la table de famille, au bonheur de voir revenir le printemps annoncé par le vol des aigrettes de pissenlits, à la mise au bûcher de la sorcière qui symbolise l’hiver, survivance de vieux rites païens, à la journée annuelle consacrée au fou de la famille, Téo (Ciccio Ingrassia) qui, juché au sommet d’un arbre, beugle à tous échos qu’il veut une femme !, à l’émerveillement d’une chute de neige, à l’image superbe d’un paon qui déploie sa roue au milieu de la blancheur…
Presque chacune des séquences de ce foisonnement extravagant est tendre ou belle ou émouvante ; l’ennui c’est qu’un peu comme dans un rêve qui serait relaté, même par un conteur habile, on sent qu’on ne peut pas complétement se donner, que le fil conducteur est trop ténu. C’est d’ailleurs bien souvent le cas avec Fellini.