Au théâtre ce soir.
Ah vraiment ça sent le théâtre et ma note n’est au dessus de la moyenne que parce que je suis dans une phase de bienveillance aiguë ! Certes l’argument est très fort et la pièce ingénieuse, mais ça n’est tout de même pas autre chose qu’une comédie d’humour noir filmée.
Je conçois que dans une salle close, sur un plateau resserré, ces cavalcades, ces quiproquos, ces mines ahuries, ces mots d’auteur qui tombent avec régularité puissent emporter le morceau et j’imagine que j’aurais eu beaucoup de plaisir, entraîné par les gloussements de mes voisins et les fous rires communicatifs de quelques quidams, à me laisser faire. Au théâtre de boulevard, les spectateurs anticipent l’action dès qu’ils voient un rideau bouger ou une porte s’entrebâiller et éclatent de bonheur dès qu’ils aperçoivent le méchant se glisser subrepticement derrière le gentil pour le surprendre (ou réciproquement) : comme devant Guignol, tout le monde a envie de crier « Attention ! » et de prendre parti.
Mais les trucs de scène ne passent pas tous, loin de là, au cinéma, qui est un art moins immédiat, plus intellectualisé, si je puis dire, par la vision propre du réalisateur qui met en valeur, grâce à différentes techniques (champ/contrechamp, plans larges ou restreints, montage lent ou rapide) exactement ce qu’il veut. Et quand, précisément, le réalisateur ne prend pas en compte ces éléments propres mais se contente de filmer mimiques, grimaces et clowneries, on trouve ça un peu pitoyable.
Les procédés les plus éculés fonctionnent, au théâtre, parce qu’ils interviennent avec une certaine brutalité, une certaine immédiateté ; mais au cinéma, il y a forcément entre l’écran et le spectateur, une distance qui fait que ces procédés ne marchent pas. Un exemple, dans Arsenic et vieilles dentelles ? Eh bien tout simplement, alors que les deux bandits, le psychopathe Jonathan Brewster (Raymond Massey) et son complice le Dr Einstein (Peter Lorre) s’apprêtent, assoiffés, à boire le vin de mûres empoisonné préparé par les deux charmantes vieilles folles et qu’ils ont le verre aux lèvres, un tonitruant coup de clairon poussé par Teddy (John Alexander) les stoppe miraculeusement. Dans une salle de théâtre, on croule de rire, devant son écran, on est vaguement gêné. Et les entrées et sorties continuelles des principaux protagonistes mais aussi des personnages secondaires (les policiers, le directeur de l’asile…) sont on ne peut plus artificielles.
À la rare exception de quelques plans sur le jardin et sur le cimetière qui entourent la maison, Frank Capra filme ce théâtre… comme au théâtre, en huis-clos, tout se passant dans une unique pièce. Ce que certains critiques ont tenu pour une gageure réussie – un décor unique pour un film de deux heures – me semble au contraire une idée limitée et fatigante.
Toute ma bile dégorgée, je m’empresse de corriger mon angle de tir. D’abord, l’histoire de ces deux adorables vieilles filles qui envoient par compassion des malheureux solitaires ad patres au moyen d’un breuvage composé de vin de mûres, donc, mais aussi, et surtout d’un mélange de cyanure, d’arsenic et de strychnine est originale et réjouissante. D’autant plus que ces deux aimables folles ont pour neveu, outre Jonathan le dangereux assassin psychopathe sus-évoqué et Mortimer (Cary Grant), le héros positif, un doux cinglé, Teddy, qui se prend pour le Président des États-Unis Théodore Roosevelt.
Puis certains des acteurs sont extrêmement brillants : Peter Lorre qui fut un extraordinaire M le maudit et joua des personnages gluants dans Casablanca ou Le faucon maltais m’a bluffé. Les deux vieilles dames, Martha (Jean Adair) et surtout Abby (Josephine Hull) sont aussi délicieuses et écervelées qu’on peut les imaginer. Et John Alexander qui joue Teddy, le cerveau dérangé et inoffensif de la famille, a une façon magnifique de se lancer dans l’escalier en criant À l’assaut ! qui vaut le détour.
Et Cary Grant, alors ? Avant d’être un homme souvent traqué chez Hitchcock, il a beaucoup brillé dans des comédies enlevées du type L’impossible Monsieur Bébé. Dans Arsenic, il en fait beaucoup, peut-être et sans doute trop, à coup de grimaces, d’effarements, de stupéfactions feintes, de cabrioles et de courses désespérées. Sans doute le rôle voulait-il ça. N’empêche que je le trouve bien meilleur dans le délicieux Charade…