Après la présentation de Bac Nord au dernier Festival de Cannes, un journaliste irlandais a déclaré Moi je me dis : peut-être que je vais voter Le Pen après ça !. D’une certaine façon, il accusait donc le réalisateur, Cédric Jimenez de faire le jeu du Rassemblement national, ce qui est, comme on le sait, le crime majeur de notre époque ; mieux vaudrait en effet avoir assassiné père et mère et violenté ses enfants qu’être complice d’un populisme toujours aussi nauséabond. D’ailleurs Jimenez s’est débattu comme un beau diable contre cette infamante accusation.
On pensera ce que l’on veut et on votera comme l’on veut, mais en tout cas on aurait bien tort de ne pas aller voir le film, sorti aujourd’hui même sur les écrans et qui est remarquablement mené et interprété, qui est haletant, poignant ; et d’une certaine façon, terrifiant. C’est en tout cas beaucoup mieux qu’un précédent film du réalisateur, La French qui date de 2015 et qui, lui aussi, tournait autour du trafic de drogue et de l’impuissance de la police et des Pouvoirs publics d’y mettre fin.
Bac Nord s’inspire de faits réels, qui remontent à l’automne 2012 et qui avaient constitué un scandale assez grave : l’accusation portée contre des membres de la rude Brigade Anti Criminalité des quartiers Nord de Marseille d’avoir racketté des consommateurs de cannabis pour leur enrichissement personnel. Cela arrivait juste après la mise en examen du Commissaire divisionnaire Michel Neyret, n°2 de la Police judiciaire lyonnaise pour des faits à peu près analogues. Il n’est pas douteux que les méthodes employées par les services de police étaient assez vives, assez brutales même mais il est certain que la confrontation continue avec le banditisme et la voyoucratie ne conduit pas forcément à la douceur des mœurs et au respect absolu des Droits de la Défense. Dans l’un et l’autre cas les policiers affirmaient que les petites (ou moins petites) combines et les accommodements avec la Loi n’avaient d’autres objectifs que de rémunérer des indicateurs capables de les mettre sur le chemin de véritables affaires.
Le film est entièrement orienté sur cette version des faits : l’équipe fraternelle ne respecte guère le Code de la route et a des pratiques de shérifs assez viriles, mais elle est absolument honnête et passionnément vouée à son boulot. Cette équipe est dirigée par Grégory (Gilles Lellouche) qui est accompagné d’Antoine (François Civil) et de Yassine, dit Yass (Karim Leklou). Yass vit avec Nora (Adèle Exarchopoulos) qui lui donne un petit garçon. Les trois flics sont continuellement sur le terrain, affrontant l’incroyable dureté de leur secteur, celui des immenses cités du nord de Marseille.
Il importe peu, après tout, à mes yeux en tout cas, que les policiers aient été conduits à franchir la ligne jaune (même si la quasi totalité des accusations s’est très rapidement effondrée). Ce que Bac Nord démontre avec une clarté totale – et une grande lucidité – c’est tout d’abord la totale inutilité – j’irai même jusqu’à dire la nocivité – de la lutte contre la drogue, hydre inatteignable qui renaît sans cesse de ses cendres et alimente des flux financiers propices à toutes les corruptions et à tous les terrorismes. Encore bien davantage que la ridicule prohibition des États-Unis de l’Entre-deux-guerres. Aujourd’hui même les Douanes viennent de saisir, à Dunkerque, 416 kilos de cocaïne. Cela signifie que 4000 sont entrés en France. D’ailleurs, Il y a quinze jours, on en a saisi 116 tonnes en Équateur. Un produit qui ne coûte presque rien à produire et qui se revend très cher : quelle meilleure combine rêver ?
Il y a la conséquence évidente que des quartiers entiers, qui vivent de ces trafics, se sont institués en principautés indépendantes. Bien plus encore que dans Dheepan de Jacques Audiard, que dans Les Misérables de Ladj Ly, le spectateur effaré assiste à cette impossibilité des policiers à simplement entrer dans les cités sauf à y venir en grand nombre et armés ; mais d’armes dont ils ne peuvent se servir que pour écarter la meute qui rapidement les assiège.
Ce qui est glaçant, dans Bac Nord, dès le pré-générique c’est cette impuissance qui entraîne frustrations et humiliations ; et l’assurance incroyable des caïds, la certitude qu’ils sont chez eux et que l’intrusion sur leur territoire est inadmissible. Il y a plusieurs scènes très fortes et très bien filmées où l’on perçoit la tension et la haine. Et la violence qui terrifie : formidable morceau de bravoure de la prise d’assaut d’une planque en plein cœur d’un quartier et de la déflagration de toute la chaîne du trafic après la réussite de l’opération. On dirait volontiers que c’est du grand spectacle si l’on ne savait que la réalité est sans doute encore pire. Et désespérante.
Ainsi va le monde, ainsi va la France dans notre siècle déjà bien entamé. J’aimerais assez qu’on me dise qu’on y peut encore quelque chose.