On se demande bien pourquoi, comment, où donc se sont rencontrés la fragile Écossaise Bess McNeill (Emily Watson) et le robuste Suédois Jan Nyman (Stellan Skarsgård). Toujours est-il que la jeune fille qui n’a pas toute sa tête à elle et le franc buveur ouvrier sur une plateforme de recherche pétrolière se marient et s’aiment. Que Jan initie la vierge Bess aux merveilles de l’amour charnel ; que, pour autant – et c’est très bien ainsi – Bess ne voie pas dans le plaisir qu’elle éprouve la moindre contradiction avec les convictions sévères que la communauté religieuse (presbytérienne, il me semble) dont elle est membre, tout au nord des Hébrides, lui imposent et qu’elle accepte avec ferveur.
On l’a dit, Bess n’est pas une forte tête ; depuis toujours son esprit a vagabondé, s’est partagé entre une angoisse existentielle, culpabilisante qu’elle croit inspirée par un Dieu sévère, jaloux, presque cruel et une âme de petite fille inquiète, obéissante, soumise, prête à tout pour être admise au rang des élus.
Mais tout va bien, d’entrée. Jan et Bess vivent l’éclat d’un bonheur amoureux partagé, seulement un peu abîmé par les enfantillages de la jeune femme qui ne comprend pas que son mari doive gagner leur pain quotidien et retrouver, après quelques jours à terre, la plateforme de recherche de pleine mer où lui et ses copains Terry (Jean-Marc Barr) et Pitts (Mikkel Gaup) empochent beaucoup de sous durement gagnés.
Je me suis toujours demandé comment des êtres civilisés pouvaient se retrouver à vivre dans ces pays de larges étendues pluvieuses, aux ciels et aux mers éternellement gris, où ne poussent que des herbes rares et des lichens. Me le demandant, je comprends un peu mieux la religiosité austère, sévère, angoissante, toute emprisonnée dans la crainte de la faute, apanage des peuples de ce Nord tragique. D’une certaine façon on se demande comment on pourrait ne pas en vouloir à Dieu de vous avoir placé là, dans ces hideuses contrées, n’est-ce pas ?
Accident sur la plateforme pétrolière : Jan est blessé gravement, paralysé ; on doute qu’il puisse jamais retrouver une vie normale. D’emblée – peut-être trop vite – il apparaît une obsession : la frustration sexuelle. Jan ne pourra jamais plus donner du plaisir à Bess, alors qu’il lui en avait révélé la nature et que les deux époux s’unissaient avec une force et une joie extraordinaires.
Mais qui suis-je, moi, si je ne peux plus même imaginer ce que c’était que faire l’amour ? se demande Jan. On a alors compris vers quoi se dirige le film de Lars von Trier ; un réalisateur d’un immense talent mais dont les obsessions sont trop souvent pesantes, fondamentalement excessives.
Un film n’est pas là pour vous mettre à l’aise ; on peut donc bien saisir la raison pour quoi Jan, afin de vivre encore un peu dans son corps paralysé, demande à la femme qu’il aime de lui procurer des sensations érotiques en la poussant à des rencontres qu’elle lui racontera ensuite ; on peut comprendre la laideur, l’indigence, la mesquinerie, l’horreur même de ces rencontres et tout autant l’esprit qui les fait vivre, l’engrenage abominable de la déchéance et de l’abjection.
C’est sans doute là que j’abandonne le chemin tracé par Lars von Trier : à force d’ajouter à son propos des horreurs, il fait perdre toute réalité à son histoire ; et ça ne s’arrange pas du tout, lorsque Jan, qu’on croyait vraiment perdu au fin fond du gouffre, paraît resurgir et retrouver de la vigueur alors que Bess a été torturée et assassinée par des fous furieux. Pourquoi toujours vouloir conclure une histoire ?
J’ai écrit ça mille fois : ça ne change rien.