Cartel

Inéluctable.

Entre autres mérites, Cartel aurait toujours eu celui de mettre à bas les illusions de ceux qui pensent qu’on pourra un jour venir à bout du trafic de drogue autrement qu’en en légalisant totalement l’usage et la vente libre. J’emploie le conditionnel puisqu’il me semble évident qu’aucun gouvernement n’a envisagé – et n’envisagera jamais – cette solution extrême qui serait évidemment l’aveu d’une défaite absolue du Bien contre le Mal. Mais enfin, mon petit doigt me dit que l’absurde prohibition imposée aux vertueux États-Unis entre 1920 et 1933 et levée à bas bruit était une défaite du même genre.

J’écris cela parce que, mieux et plus fortement que nombre de films consacrés à l’inutilité de la lutte (de French connection de William Friedkin à Gibraltar de Marc Fiévet et à beaucoup d’autres), Cartel fait souffler un vent plus violent encore que de coutume sur le monde glaçant du trafic. Et ce qui est extraordinaire et bien intéressant c’est que le film traite le spectateur avec rudesse, en prenant le risque de le perdre en route. Et cela parce que Ridley Scott conduit son film au milieu d’un scénario sombre, évidemment, mais tout autant trouble et même opaque. Cartel est plein d’ellipses, de sous-entendus, de ruptures de tons, de sous-intrigues parallèles, de fausses pistes ou de pistes qui comportent des indices trop minces pour être immédiatement perçus mais qui éclairent ensuite tout un aspect important de l’intrigue.

Et malgré cela, peut-être grâce à cela, bien qu’on soit un peu perdu, bien qu’on trouve que le récit met beaucoup de temps à se mettre en place, même sans tout comprendre, sans bien saisir l’épaisseur des personnages, on suit les 134 minutes (j’ai regardé la version longue) avec une fascination qui ne cesse de croître, dans une montée chromatique vers l’horreur et le massacre, vers la cruauté indifférente et le sang qui gicle. Comme le dit, dans une scène forte un des membres éminents (Ruben Blades) du Cartel de la drogue : Nous devons tous nous faire à l’idée d’accepter les tragédies inévitables de la vie.

Donc un brillant et bel avocat (Michael Fassbender) qui a sans doute déjà flirté avec les lignes délicates de la rectitude est animé de deux passions principales. La première est extrêmement avouable : c’est l’amour très intense et très sensuel qu’il porte à Laura (Pénélope Cruz) qui devrait bientôt aboutir à un beau mariage (religieux parce que Laura ne plaisante pas avec ça). La seconde passion est davantage boueuse : c’est la cupidité.

Ce doit être l’Arizona ou le Nouveau Mexique, guère loin de la frontière et de la ville de Juarez, une des plaques tournantes de l’importation de cocaïne. Pour gagner tant et tant, il faut d’abord mettre le doigt dans l’engrenage, ce qui n’est pas extrêmement difficile lorsque on flirte avec les méandres de la Loi, en raison de son état ; lorsque l’on est proche d’un riche mégalomane, Rainer (Javier Bardem), propriétaire de boîtes de nuit qui peut vous brancher sur un dealer, Westray (Brad Pitt) lui-même à deux doigts de se retirer du business.

L’un et l’autre, d’ailleurs, mettent en garde l’Avocat : on n’entre pas dans le trafic sans y être frappé d’une marque indélébile, sans prendre des risques fous ; des risques avec qui on ne joue pas, qui ne pardonnent pas, où la sanction est immédiate et définitive. Le moindre écart, la moindre ambiguïté, le moindre doute et la sanction tombe. Comme le disaient les délicieux Khmers rouges, les pires génocidaires de l’Histoire : À te supprimer, nulle perte ; à te garder en vie, nul profit.

C’est d’ailleurs absolument ce qui se passe ; après avoir mis le doigt entre l’arbre et l’écorce et pour un hasard malencontreux, l’Avocat et ceux qu’il fréquente sont placés dans le collimateur des puissants du Cartel. Aucune pitié possible, aucune empathie, aucune possibilité de s’en sortir. Tout va finir très mal.

Je ne suis pas absolument convaincu que le personnage maléfique, hideux, immonde de Malkina (Cameron Diaz) soit vraiment nécessaire à l’équilibre du film : davantage qu’une sorcière perverse et diablement séduisante et excitante, il y a une sorte de fatalité indifférente dans le massacre. C’est d’ailleurs cela qui est le pire : le business est le business. Et ceux qui veulent jouer dans la cour des grands doivent en prendre vraiment conscience.

Ce qu’ils ne font pas.

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