Habile ; haletant
Qu’est ce qui se passe lorsque les autres quittent la pièce où l’on se tient ? Est-ce qu’ils existent encore ? Ou bien est-ce qu’autrui est la simple macération de mon propre esprit, la créature, au sens fort, d’un rêve ?
Ce genre de préoccupations ne nourrit pas seulement la philosophie (Schopenhauer, il me semble) : Lucas Belvaux s’est demandé aussi pourquoi et comment vivent les personnages qui sortent un moment de l’écran pour vivre – vraisemblablement ! – une vie autonome. D’où l’extraordinaire trilogie qu’il a réalisée, autour de trois couples de personnages principaux, mais où, dans chacun des films, surgissent ou font seulement apparition des personnages secondaires, voire de simples silhouettes, considérées sous un autre angle.
Le mieux, c’est que cette construction intellectuelle complexe, mais nullement gratuite donne aussi une œuvre cinématographique très forte, parce qu’elle s’appuie à la fois sur des scénarios subtils et élaborés et sur une distribution éclatante.
Belvaux tourne en comédie Un couple épatant, dont les protagonistes principaux sont François Morel et Ornella Muti, en thriller Cavale, avec lui-même, Belvaux, et Catherine Frot et en drame Après la vie, où l’attention est focalisée sur le couple Gilbert Melki/Dominique Blanc.
Chacun de ces six là intervient à un degré divers, quelquefois déterminant, dans le film « des autres », présence qui éclaircit ou justifie pour le spectateur tel ou tel épisode : l’effet de focalisation est accru encore par la subtilité du procédé.
Ce n’est pas là qu’ingéniosité, mais davantage manière à retracer la vie telle qu’elle est vraiment où l’action de chacun subit à la fois l’interférence et l’indifférence d’une kyrielle d’autres, bienveillants, hostiles, détachés ou passionnés… Mais, une fois encore, que devient le passant que nous croisons dans la rue et ne reverrons sans doute jamais et qui va pourtant vivre une histoire à lui, potentiellement aussi riche et variée que la nôtre ?
Le volet le plus réussi de cette trilogie – dont il faut évidemment voir chacun des composantes, puisqu’elles s’enrichissent mutuellement – est, il me semble, le volet central, Cavale. J’écris « central » parce qu’il est placé, dans le coffret DVD, au milieu des deux autres et que Belvaux l’a, je crois, présenté ainsi ; mais ça n’a naturellement, en termes chronologiques, aucune importance, puisque les trois films se jouent dans le même espace de temps et que les mêmes actions s’y déroulent (en partie, du moins, chaque histoire conservant naturellement son autonomie).
Donc, Cavale me semble le meilleur des trois, avant Après la vie, puis Un couple épatant ; question de sensibilité ? peut-être, ou de composition du scénario ; mais il n’y a pas à privilégier ainsi un opus plutôt qu’un autre, tous étant les chapitres d’un même ouvrage.
C’est en tout cas très étonnant, et peu pratiqué au cinéma. Je me souviens qu’en 1963, le regrettable André Cayatte, sous le titre Jean-Marc ou La vie conjugale avait ainsi réalisé deux films sur la disjonction d’un couple, vue, dans l’un des films par le mari (Jacques Charrier), dans l’autre par la femme (Marie-José Nat), les mêmes événements n’étant évidemment pas perçus de la même façon par les deux époux protagonistes. Mais il avait tourné cela avec sa lourdeur démonstrative habituelle, gâchant là une belle idée. Belvaux est cent coudées au dessus et parvient à donner à l’ensemble trilogique une cohérence et une qualité exceptionnelles.
C’est en tout cas une des révélations qui a le plus marqué mes dix dernières années de spectateur !