Les deux crocodiles.
De fait Ce cher Victor est un film très bizarre, très singulier, très intéressant. Un film qui, de mon souvenir, de ma connaissance, n’a pas beaucoup d’équivalent dans le cinéma français. Ce n’est pas pour autant une copie plus ou moins bien maîtrisée de la comédie à l’italienne où la plupart du temps l’art du réalisateur consiste à rouler le spectateur en l’entraînant avec habileté, sans qu’il s’en rende compte, dans la découverte de la réalité des êtres, qui sont rarement ce qu’ils paraissent être d’emblée.
Rien de cela dans le film de Robin Davis : irruption immédiate dans l’existence parcimonieuse, grise, acariâtre de deux vieillards, attachés l’un à l’autre, dans une cohabitation exaspérée. On ne saura pas clairement pourquoi ils ont décidé de vivre ensemble leurs solitudes, huit ans auparavant, lorsque Louise, la femme de Victor Lasalle (Jacques Dufilho) est morte. Victor est venu s’installer chez son ami, témoin à son mariage, Amédée (Bernard Blier) ; tiens, au fait, Amédée n’a pas de nom de famille : rien de plus significatif. Mais donc les deux hommes, rassis, sans grands moyens, dont la vie sociale est confinée au club du 3ème âge de leur quartier et dont les loisirs sont ceux de mélomanes amateurs (ce qui n’est ni ridicule, ni dégradant, bien sûr) vivotent sans chaleur et sans espérance.
Victor est un tyran insupportable, bourrelé de suffisance et d’orgueil. Mais de douleur, aussi, parce que la mort de Louise, sa femme, est une blessure qu’il n’a jamais pu refermer et qui le brûle continuellement. Et qui le rend injuste, méchant, mégalomane, paranoïaque, agressif. Qui lui fait insulter, vilipender, mépriser, humilier Amédée… Au tout début du film, on se demande même quelle est la nature des relations entre les deux hommes. Après tout, les petits drames de l’homosexualité, de la soumission d’un pauvre homme à l’impérium d’un autre ont assez souvent montré ces dérives lamentables et ces mesquineries terrifiantes. Mais en fait, il n’y a rien de cela : simplement une bonne pâte d’homme qui ne demanderait qu’à passer sagement, calmement, le reste de son âge dans de bonnes charentaises en sirotant un bon cognac en compagnie d’un vieux copain et une sorte de pauvre veuf malheureux qui est passé à côté de la vie d’artiste qu’il rêvait.
Pourquoi, à un moment donné d’une vie y a-t-il exaspération, incapacité de supporter ce qu’on avait subi pendant des années ? À quel moment particulier et pourquoi précisément la bouteille déborde-t-elle ? Qu’est est le processus chimique qui aboutit à cette cristallisation de la haine et qui pousse Amédée, plutôt bon loustic, à vouloir se venger des années de géhenne où son compagnon l’a persécuté (mais avec son accord tacite ! c’est là l’intérêt).
Et dès lors c’est moins l’artillerie lourde que les vicelardes petites magouilles destinées à déstabiliser et surtout à abattre le coq de combat qui avait jusqu’alors triomphé du poulailler. C’est sans doute là qu’il manque à Ce cher Victor cet éclair de génie qui fait les grands films ; on conçoit bien qu’il y ait à un moment donné une sorte de révolution qui bouleverse l’ordre des choses, mais encore faut-il qu’il y ait un détail, une bribe, un brimborion qui déclenche la transformation. Voilà ce qui manque au film.
N’empêche que cette histoire malsaine et crasseuse ne manque pas de subtilité. La vengeance intériorisée d’un pauvre type coincé, humilié, écrasé par son meilleur ami qui va vomir toute une haine accumulée pendant des décennies (depuis l’école peut-être, si ça se trouve) n’est pas mal fichue du tout. Il lui manque seulement un peu de rythme.