Crésus

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Jean Giono… mais aussi Fernandel

Que dire, sur le seul film réalisé par l’immense Jean Giono, un des trois ou quatre plus grands écrivains français du siècle ? Il y a là-dedans à la fois l’apparence de nostalgie des utopies gioniennes de l’avant-guerre (le plus bel exemple, en termes romanesques,est Que ma joie demeure mais Giono a fait mieux – ou pire – dans un paquet d’essais rêveurs et sublimes qui ont abouti à la petite communauté libertaire du Contadour et, du fait de son pacifisme intégral l’ont conduit à la prison, pour défaitisme en 1939) et la vision âpre, amère, sarcastique et effrayée des années d’après-guerre ; parce qu’à la Libération Giono, cette fois aussi, a fait de la prison, pour prétendue collaboration, parce que son pacifisme s’est mal accommodé du résistantialisme officiel, bien qu’il ait couru de sacrés risques en hébergeant des Juifs dans des maisons et des fermes qui lui appartenaient …

Donc, après la guerre – c’est un peu sommaire, comme découpage, mais disons cela pour la commodité de l’exposition – Giono ne dirige plus son attention sur les relations de l’Homme avec une Nature immense, indifférente, mais admirable, mais entreprend de creuser les cœurs, les passions et les caractères des hommes et des femmes dont il découvre que, quelle que soit l’époque, ils ont pareils, identiques en leurs lâchetés, leurs médiocrités, leurs complexités, aussi.

Un roi sans divertissement, puis Les âmes fortes fixent désormais le paysage gionien : la banalité du Mal, qui vient de l’ennui, c’est-à-dire de la condition humaine. Le film tiré d’Un roi sans divertissement est extraordinaire ; celui tiré des  Âmes fortes ne rend pas au dixième la complexité du récit et de la recherche du plus sombre roman de Giono.

Alors, Crésus. Avant de me lancer dans le panorama sommaire ci-dessus tracé, j’avais l’intention d’écrire,en une parabole assez simpliste, que ce film paraissait d’abord jeter un pont entre le Giono d’avant-guerre et celui d’après la Libération. Le trésor que – sur le plateau du Contadour – trouve Jules (Fernandel ) lui donne envie de changer le monde, comme avait essayé de faire le Bobi de Que ma joie demeure ; mais la suite est de la seconde manière de l’écrivain : la noirceur, l’impossibilité de perfectibilité de l’âme humaine, la veulerie et surtout la logique des choses….

Constance de l’inéluctable, dit je ne sais plus qui…

Un film âpre et qui rit avec des sanglots…

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Sur le pacifisme intégral de Giono ;

On ne peut que partager le jugement réticent sur l’aveuglement des pacifistes de 1939, leur absence de clairvoyance, et, finalement leur tort absolu : cette attitude a été celle des milieux anarchistes, (Louis Lecoin,  Henri Jeanson) ou socialistes révolutionnaires (une tendance de la SFIO – Marceau Pivert).

Pourquoi ? Sans doute parce que ces hommes-là, qui pour la plupart ont fait la Grande Guerre (Giono a écrit, sur son expérience des tranchées « Le grand troupeau ») ont ressenti une telle horreur, un tel traumatisme qu’ils ne peuvent s’empêcher de penser que TOUT est préférable à ce qu’ils ont vécu ; ils n’ont pas eu assez d’imagination pour comprendre que ce TOUT pouvait être dépassé…

Mais cette attitude n’est pas rare : il y a vingt ans, les milieux libertaires ouest-européens avaient lancé le slogan « Plutôt rouges que morts !« . L’Histoire se perpétue !

Cela étant, pour – je crois pouvoir le dire – connaître Giono assez bien (et en plus d’être du même pays – non pas Manosque, mais Digne, qui est le chef-lieu du département), je vous assure qu’il n’y a pas une once de collaborationnisme dans ce que fait Giono pendant la seconde guerre : sans doute ses propos sur l’enracinement, la Terre nourricière, la supériorité de la civilisation paysanne, exploités par l’idéologie vichyste, ne sont pas démentis par lui : mais comment pourrait-il le faire, alors qu’il les a écrits bien avant 40, et dans une perspective plutôt « de gauche » (pour être simple) qui l’a, un moment, beaucoup rapproché du Parti Communiste ; sans doute a-t-il publié dans La Gerbe dirigée par un collaborateur exalté, mais plutôt naïf, Alphonse de Chateaubriant, le début de ses Deux cavaliers de l’orage ; mais parallèlement, il prend des risques, cache des Juifs, nourrit des réfugiés…

Son aigreur d’après-guerre, qui lui donne, d’ailleurs sa véritable dimension littéraire universelle, n’est pas due à ses emprisonnements successifs, mais au lâchage de beaucoup de ses anciens compagnons, à la terreur qu’impose le Comité National des Écrivains (qui interdit de publier ceux qui, à tort ou à raison, n’ont pas été du bon côté à la Libération… Guitry, Aymé, Montherlant et bien d’autres…à la haine manifestée par beaucoup de ceux qui ont eu tellement peur pendant l’Occupation et se sont terrés qu’ils jouent aux fiers-à-bras ensuite.

Uranus (bien davantage le livre d’Aymé que le film de Claude Berri donne une image assez réussie de ces temps troubles.

Pour en revenir à Crésus, je crois que vous ne serez pas déçu : l’âpreté est entière, et mordante ; mais précisément, ce n’est plus le monde de Que ma joie demeure : c’est plutôt celui d‘Ennemonde, la tranquille présence du Mal…

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