Un film qui ringardise le théâtre
1960 : sur l’unique chaîne de télévision de l’époque, il y a Cyrano de Bergerac !
À l’époque, comme on le voit dans de vieux nanars (regardez donc Paris chante toujours!), les heureux possesseurs d’un poste (en noir et blanc, bien sûr) s’offrent une rasade de popularité en invitant, certains soirs, des voisins choisis à s’entasser devant le poste. Gamin de 13 ans ami des Lettres et des Arts, j’ai à peu près facilement obtenu de la férule paternelle de veiller un peu tard (car ces cinq actes en vers – 2h40 – vont allègrement nous conduire à près de 11 heures et demie !) ; déjà le théâtre m’enquiquine, mais la télévision varie les angles, permet les gros plans, recueille les soupirs… c’est moins faux que la scène…
Il paraît que personne, depuis Coquelin – le créateur de la pièce, en 1897 – n’a jamais joué aussi bien Cyrano que Daniel Sorano, interprète miraculeux de cette réalisation télévisée de 1960 que l’on doit à Claude Barma ; je ne suis pas loin de le croire, tant l’émotion et la résonance ont été fortes mais j’aurais bien aimé qu’une belle édition, en parallèle du film de Rappeneau nous donne, en un second disque, l’occasion de comparer…
Touché au front par le charme de Rostand, surtout par ses parties les plus niaises (les mots d’amour sous le balcon), j’apprends à peu près par coeur la pièce, dans les années qui suivent ; ça n’a rien d’extraordinaire, je ne suis pas le seul, et les vers sont si fluides, même quand ils sont mauvais que ça se grave facilement dans une jeune cervelle.
Tout cela pour dire que nous sommes un certain nombre, anciens petits garçons amoureux de Roxane et se croyant tous affligés d’un physique impossible, qui tordons un peu le nez (hihi!) lorsqu’à la fin du dernier siècle, on nous apprend que Jean-Paul Rappeneau va tourner un film, dans une adaptation de Jean-Claude Carrière qui proclame à qui veut l’entendre qu’il va modifier certains vers, en supprimer bon nombre, diminuer d’épaisseur certaines scènes (« J’inventai six moyens de violer l’azur vierge ! ») et on ne sait quoi encore…
Et puis il y a Depardieu qui n’est certes pas encore Obélix, mais qui n’a tout de même plus, s’il l’a jamais eue, la mine famélique que l’on prête au Gascon !
Bref, il y a du scepticisme dans l’air, même si l’on sait que Rappeneau est un réalisateur d’une grande honnêteté, rigoureux, expérimenté ; on s’étonne un peu de voir Jacques Weber, qui vient de jouer le rôle de Cyrano au théâtre, revêtir les habits du Comte de Guiche, mais enfin, à Dieu vat !
Et d’emblée, on est émerveillé ! On voit les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne comme on ne les a jamais vus, on voit la foule qui se presse, les petits marquis qui se font mille afféteries, Ragueneau (Roland Bertin) et Le Bret (Philippe Morier-Genoud) qui s’inquiètent pour Cyrano…et Roxane prendre sa place… Ah ! Dès qu’on voit Anne Brochet on sait que le pari va être gagné, tant elle est à la fois coquette et grave.
Montfleury, grotesque, commence à déclamer ; et au « Gros homme, si tu joues, je vais être obligé de te fesser les joues ! », Depardieu surgit et nous met dans sa poche…C’est la tirade des nez (où l’on regrette bien, tout de même un peu, quelques vers sacrifiés), la balade du duel (« Je jette avec grâce mon feutre… »)…on est emporté.
Qui n’a pas vu la virtuosité de la caméra de Rappeneau dans la rôtisserie de Ragueneau, à la caserne des cadets, sur le champ de la bataille d’Arras, qui n’a pas saisi son sens de l’espace dans les perspectives admirables de l’abbaye de Fontenay, où se conclut l’histoire triste, qui se prive de ce bonheur magnifique et prétend encore qu’au théâtre, « on sent la vie » est bien à plaindre. J’ai vu un Cyrano – paraît-il honorable – avec Francis Huster, à Chaillot, quelques années plus tard ; le pauvre garçon courait en tous sens sur la scène pour donner l’illusion du mouvement, s’époumonait pour murmurer trois mots sous le balcon de Roxane ; les armes du siège d’Arras faisaient un bruit de pétards mouillés…Tout cela donnait une impression d’agitation assez ridicule…
Qui va encore au théâtre, à part les bobos des pièces subventionnées et les clubs du Troisième âge des pièces de boulevard…?
Mais Cyrano est immortel.
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Car c’est ça, le théâtre, aujourd’hui ! Des classes mornes et ennuyées qu’on mène comme à l’abattoir écouter des textes à quoi ils n’entravent que couic ; apprécier les états d’âme et les scrupules de Bérénice, de Chimène, les provocations de Dom Juan, le sens du sacrifice de Polyeucte, les interrogations de Bajazet ne me semble pas extrêmement facile au siècle du rap.
Cela étant, ce que je juge totalement périmé, ringard, irregardable, c’est la fiction théâtrale : en donnant au metteur en scène le pouvoir d’orienter le regard du spectateur vers quoi la structure de l’intrigue ou la puissance du mot doit en retenir l’attention. On a écrit ceci, qui est très juste, à propos de Marius : « Ensuite, il y a cette mobilité qui n’appartient qu’au 7eme art qui permet d’être dans la scène et non simplement devant. La caméra « prend du champ » ou, au contraire, « resserre » le plan autour des protagonistes selon les besoins d’intensité dramatique du moment. La lumière, si difficile à maîtriser au théâtre, est ici une alliée « objective » dont la variation subtile est un langage en soi ».
Tout est dit ; le théâtre ne vit plus, il survit ; comme, j’imagine, ont survécu durant des années les mystères du Moyen-Âge, les épopées en douze chants comportant plusieurs milliers d’alexandrins ou les feuilletons radiophoniques (type ‘‘Signé Furax » ou »La famille Duraton »).
Toutes les formes artistiques sont mortelles. Le cinéma n’est d’ailleurs pas bien en point. A preuve, le succès croissant des séries télévisées.
Je ne dis pas que pour un acteur le théâtre n’est pas mille fois plus exaltant, plus délicieux que le cinéma !
L’évidence est là : au théâtre, l’acteur est en prise directe avec le spectateur, il en ressent toutes les émotions, les frémissements, les enthousiasmes ! Au cinéma, il enregistre cinq, dix, vingt prises que le réalisateur choisira ou non de conserver, dont il choisira – tout simplement – l’une ou l’autre, et pas forcément celle que l’acteur ressentait le mieux ! Et en plus, l’angle de prise de vue, la couleur de la photo, la présence, ou non, de la musique, la focale… rien, ou si peu, sera de lui !
Mille fois d’accord : pour un acteur, le théâtre !
Mais, pour un spectateur, le cinéma !