Deux hommes dans Manhattan

Nocturne américain.

Je crois que Jean-Pierre Melville, qui avait un peu tâtonné pour trouver son style, mais avait enfin mis la main dessus et ne le lâcherait plus, s’est infiniment fait plaisir en tournant Deux hommes dans Manhattan, en écrivant le scénario et les dialogues, en interprétant lui-même le personnage principal et en mettant en scène son Amérique rêvée, tout cela avec une éblouissante partition musicale écrite par Christian Chevallier et Martial Solal, aux accents d’un jazz souvent déchirant.

Cela étant posé, il faut bien admettre que les qualités principales de Melville ne sont pas dans l’écriture ; et José Giovanni, qui avait la dent dure, lui reprocha ainsi d’avoir porté trop en solitaire son dernier film, Un flic en 1972, qui fut un échec cinglant. En revanche, quelle maîtrise admirable des ambiances, du rythme, des bruits (il y aurait tout un chapitre à faire sur les bruits extraordinairement présents de Deux hommes dans Manhattan : bruit des téléscripteurs et des machines à écrire des bureaux de l’Agence France-Presse, bruit de la circulation automobile incessante de New-York, bruit de l’électrophone qui tourne à vide sur un microsillon lors de la découverte du corps de Fèvre-Berthier).

Cette histoire de nuit et d’errance jette deux journalistes un peu marginaux à la recherche du délégué de France à l’O.N.U. qui ne peut être retrouvé que chez une de ses nombreuses maîtresses (toute ressemblance avec une haute personnalité française contemporaine n’est évidemment que fortuite et singulière). Le tout est de savoir laquelle, ce qui ne sera pas trop difficile mais permettra une assez jolie opposition de caractère entre le reporter, Moreau (Melville himself, qui a vraiment une tête d’oiseau de nuit, à poches sous les yeux et curieux petit chapeau rigide qui fait songer à celui que porte Raymond Souplex – le commissaire Bourrel ! – dans la série Les cinq dernières minutes) et le photographe Delmas (Pierre Grasset) alcoolique, séducteur et presque aussi dépourvu de scrupules que tous les paparazzis du monde.

Je note à ce dernier propos que la situation devait être dans l’air du temps : le film de Melville sort sur les écrans en octobre 1959, La dolce vita de Fellini – qui va donner le nom de paparazzis, précisément à tous les voleurs d’images, en février 60 ; étonnant, n’est-ce pas ? Cela dit, le sujet est traité avec un certain puritanisme et une belle hauteur de vue : le mort, si chaud lapin qu’il a été, est aussi un héros de la Résistance et nulle ombre ne doit être jetée sur la rectitude de sa vie : on est à des lieues des caniveaux actuels.

Si, donc, le récit pourrait être plus habilement mené, plus haletant, même, il n’est pas l’objet principal du film, qui vaut essentiellement par la force des atmosphères, par un Manhattan nocturne constellé de néons, qui a fait beaucoup rêver en Europe. Car 1959, la fin de la présidence Eisenhower, c’est le moment où New-York est une sorte de capitale incontestée du monde, où toute la modernité de l’époque s’est concentrée, où le pays, sûr de lui-même et de ses valeurs, d’une prospérité inouïe au regard des Européens, ne s’est pas encore découvert le furoncle du Vietnam et le prurit de la culpabilité.

Mais ça va vite venir. Manhattan danse sur un volcan.

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