Voici un film qui existe et subsiste dans les mémoires moins par ce qu’il montre que par ce qu’il est : une sorte de manifeste libertarien, un pied de nez aux conformismes et aux clacissismes de toute nature, une sorte d’évasion un peu dingue dans d’immenses paysages, dans des couchers de soleil somptueux, dans des histoires de rencontres sans lendemain, dans une indifférence au monde traditionnel. Voilà un film qui a représenté et, d’une certaine façon, fasciné toute une génération. Voilà que notre génération bénie du baby-boom rencontrait après les fleurs des hippies, les grosses motos des routards, leur individualisme exacerbé et pourtant indolent, surtout peut-être leur indifférence aux lendemains ; pas la moindre bribe d’envie de révolution, dans Easy rider : on vit comme on veut et on se fiche du reste du monde. D’ailleurs, ce qui peut étonner beaucoup nos esprits cartésiens et amateurs de cases bien rangées, Dennis Hopper était un fervent partisan des Républicains et aurait sans doute voté pour Donald Trump s’il n’était mort en 2010.
On peut très bien comprendre ce qui a fasciné durablement des générations adolescentes dans ce road movie qui transperce à l’envers les États-Unis de 1969 : à l’envers car, pour une fois, on ne navigue pas vers l’Ouest, vers le Pacifique, mais on régresse vers le vieux cœur du Nouveau continent, vers la Louisiane aux Noirs déférents, aux Blancs crétins et racistes, aux merveilleuses maisons patriciennes et aux tulipiers couverts de mousse espagnole : la possibilité de rouler des heures entières sans rencontrer personne, celle de dormir à peu près n’importe où, au gré des envies et de la fatigue, celle de rencontrer au bord de la route une famille accueillante et prolifique (Warren Finnerty et Tita Colorado), un type mutique et sage (Luke Askew), de passer quelques jours dans une communauté de cinglés sympathiques allumés, de sauter des filles charmantes (Luana Anders et Sabrina Scharf) qui n’en feront pas un plat et ne demanderont rien d’autre qu’un bout de sourire et de plaisir.
De fait, si l’on veut bien faire abstraction que les deux compagnons Wyatt (Peter Fonda) et Billy (Dennis Hopper)sont des dealers sans scrupules qui ont accumulé un gros magot dans la livraison d’un considérable paquet de cocaïne à un grossiste en substances dangereuses (Phil Spector), tout apparaît bien séduisant ; on peut mettre de côté les premières dizaines de kilomètres de la route, dans un coin dénudé, pelé, gravillonneux, mais on passe vite dans des contrées magnifiques qui ont dû faire rêver bien des spectateurs, dans des couchers de soleil mauves et roses, dans les paysages violemment colorés, escarpés de l’Arizona et de l’Utah, avec, en arrière-plan Monument valley idéal décor de cinéma depuis bien des années.
Amours, ciels bleus, herbes tendres qui frémissent dans le vent, longs rubans de routes. Et comme dans tous les récits picaresques, rencontres singulières, souvent incongrues. Après le hippie taciturne, voilà qu’au détour d’un emprisonnement motivé par n’importe quoi (défilé sans autorisation), les deux motards rencontrent l’étrange George Hanson (Jack Nicholson), fils de famille désinvolte, attachant et chargé d’ennui qui va les accompagner sur la route jusqu’à y trouver bêtement la mort.
Car la mort rôde et veille avec de plus en plus de soin et d’attention sur ces deux garçons ; deux garçons dont, au demeurant, on ne saura rien, ni d’où ils viennent, ni ce qu’ils ont connu auparavant, ni comment ils se sont rencontrés ; en fait ça n’a pas grande importance : on y revient, la mort veille au grain : elle se rapproche de plus en plus. Après qu’Hanson a été matraqué sauvagement par des petits Blancs, des ploucs sauvages qui ne supportent pas que les trois copains ne leur ressemblent pas et fascinent les filles du village, la mort plane sur le bordel où Wyatt et Billy essayent d’en chasser l’image. Quoi de surprenant qu’elle les retrouve quelques kilomètres plus tard ?
N’empêche que j’aimerais bien qu’on m’explique comment on peut ainsi conduire une moto Harley-Davidson comme le fait Wyatt/Fonda avec les bras dressés, continuellement en tension ; j’ai l’impression que cela doit terriblement tétaniser. Quelqu’un a des lumières là-dessus ?