Film vénéneux, sulfureux, décadent, au rythme assez lent. Rythme qui, d’ailleurs, doit être celui de l’existence de la communauté huppée de Jersey, l’île anglo-normande ; une prospérité faite d’un peu d’ennui, de ciels gris, de nombreuses partys où l’on se reçoit, s’alcoolise et flirte. Des gens bien élevés, assez complices dans leurs routines. Mais écrivant cela, je ne vois aucune raison de leur jeter un regard indigné : je serais bien plus à l’aise au milieu d’eux qu’avec les racailles de banlieue. Et que celui qui ne pense pas cela me jette la première pierre. Comme le dit la sagesse populaire, Mieux vaut être beau, riche et bien portant que laid, pauvre et malade. Tout cela s’appelle le mur de la réalité.
Dans cette petite société, par ailleurs assez intellectuellement limitée, voilà un couple singulier, sans doute assez choquant : celui qui est formé par Mélanie (Isabelle Huppert) et Vic Allen (Jean-Louis Trintignant), qui ont une charmante petite fille, Marion (Sandrine Kljajic) qui doit avoir 9 ou 10 ans et prépare un concours de piano. Du beau monde prospère. Vic est à la tête d’une entreprise familiale artisanale de parfumerie qui se porte bien. Mélanie passe ses journées à déjeuner avec ses copines, faire le tour des beaux paysages de l’île et sans doute dévaliser les boutiques chics de Saint-Hélier, la capitale.
Mais ce couple élégant, délicieux, agréable, sympathique a une sorte de tropisme bizarre. Mélanie aime flirter de façon très engagée avec de beaux hommes, dont l’île ne manque pas et se livre à ce jeu pervers sous les yeux de son mari, qui donne l’impression non seulement de tolérer, mais de se satisfaire des provocants stimulants manèges de sa femme. Une femme qui se laisse caresser, au vu et au su de chacun par tous les mâles qui passent et s’insèrent pendant un peu ou beaucoup de temps à Jersey. Lorsque le film commence, le favori est Joël (Jean-Luc Moreau), sorte de Latin lover très suffisant. Mais il est loin d’être le premier. Et il ne sera pas le dernier, bien évidemment.
Le défaut du film est qu’on ne comprend pas très bien la situation ; il y a un rapport, bien sûr, avec ce qui est peut-être le meilleur film de Claude Chabrol, c’est-à-dire La femme infidèle avec de prodigieux Michel Bouquet et Stéphane Audran. Mais on sentait bien, chez Chabrol la nécessité, la force de l’ambiguïté qui unissait les deux époux. Chez Michel Deville il y a un grave manque : on ne perçoit pas, ou mal, ou de façon insatisfaisante pourquoi et comment Mélanie et Vic vivent cette relation malsaine : nymphomanie de l’une ? Impuissance de l’autre, l’une et l’autre sublimées par ce jeu choquant ? Va savoir !
L’intrigue est bien menée, certes, et on la suit avec aisance, d’autant qu’elle est jouée par deux des meilleurs acteurs du dernier demi-siècle, dont aucune attitude n’est fausse et qui se répondent avec un infini talent. Mais, comme on l’a remarqué, les comparses sont plutôt falots et aucun d’entre eux n’est à même de poser sa marque : c’est bien dommage parce que la mise en place d’un personnage fort, séduisant, de l’identique niveau de Vic/Trintignant pourrait expliquer, justifier, faire admettre le retournement qui fait du mari complaisant – apparemment complaisant, pourtant si douloureux – un meurtrier déterminé.
C’est donc un peu artificiel ; je ne dis pas cela pour les invraisemblances multiples puisque, dans le genre policier, elles sont toujours foison mais parce que les caractères, les orientations, les raisons d’être ne sont pas tout à fait convaincantes. Mais ça vaut la peine.
Michel Deville, mort il y a moins d’un an, est aujourd’hui absolument oublié ; n’empêche que – mais je l’ai déjà écrit plusieurs fois – Benjamin ou les mémoires d’un puceau (1968), Raphaël ou le débauché (1971), Le mouton enragé (1974), avant ces Eaux profondes(1981) ou Péril en la demeure (1985), c’était vraiment pas mal du tout. Ensuite, ça s’est dégradé.