Eyes wide shut

eyes_wide_shut

L’épithalame

Je me décide, le doigt tremblant et l’émotion au cœur à venir écrire pourquoi je tiens Eyes wide shut comme le sommet et le couronnement de l’œuvre fascinante de Stanley KubrickKubrick, dès qu’il touche à un genre, à une catégorie filmique particulière, non seulement réalise souvent un chef-d’œuvre de référence, mais en renouvelle si complètement le langage qu’il est difficile, après lui, de traiter le sujet, sauf à s’engager clairement dans une toute autre direction : ainsi pour le pamphlet d’anticipation politique avec Dr. Folamour, la science-fiction avec 2001, le conte philosophique avec Orange mécanique, l’adaptation historique avec Barry Lyndon, le thriller horrifique avec Shining, le récit de guerre avec Full metal jacket (et même le péplum, avec Spartacus). D’ailleurs, ranger ces films dans des catégories prédéfinies, c’est les réduire notablement ; gardons-les, toutefois, pour la commodité de ma démonstration.

bill-and-alice-harfordIl n’y a rien d’étonnant qu’il ait porté son dernier soin à un genre plus universel encore, celui qui met en jeu une des bases sociales les plus constantes et les plus fortes, le couple, la difficulté d’y faire cohabiter la sérénité calme de la fidélité et la nécessaire exaltation du désir. D’où l’idée de choisir un vrai couple, à la ville (alors !) comme à l’écran (pour toujours !) Tom Cruise et Nicole Kidman et d’en montrer les composantes non pas comme une sorte de modèle fusionnel, improbable et niais, comme le présentent les contes de fées, mais comme le centre d’un combat quotidien sur quoi repose la seule vraie question : Qui est cet être que j’ai choisi, que j’aime et qui me demeure pourtant étranger ?

Partant de là, Kubrick va se lancer dans un éblouissant chatoiement de faux-semblants, destiné à montrer l’étrangeté de l’exploration de l’autre : il n’y a guère de personnages que Bill Harford, au cours de ses frustrants périples rencontrera qui ne comporte une face cachée, ombreuse et sinon toujours inquiétante, du moins surprenante et déconcertante : Ziegler (Sydney Pollack) bien sûr, mais aussi Millich (Rade Serbedzija), Nick Nightingale (Todd Field), la call-girl Mandy (Julienne Davis), Marion Nathanson (Marie Richardson), la prostituée Domino (Vinessa Shaw).

De la même façon, médecin prospère et apparemment sans histoire, il se rendra compte que la réalité est biaisée, aussi bien lors de la réception brillante chez Ziegler, où les poussées vers les tentations se font à visage découvert (les mannequins Gayle (Louise J. Taylor) et Nuala (,Stewart Thorndike), Sandor Szavost (Sky Dumont), Ziegler (Sydney Pollack) et Mandy (Julienne Davis), que lors de l’orgie à Somerton où les masques dissimulent (peut-être ?) les mêmes tentateurs.

Les deux scènes les plus structurellement importantes du film, à mes yeux, sont les deux scènes intimes, où Bill et Alice vivent le rude choc de leur éveil, la première le lendemain de la soirée de Ziegler, la seconde lorsque Bill, harassé et penaud au retour de l’orgie de Somerton, découvre Alice plongée dans un rêve et la réveille en la caressant doucement.

eyes_wide_shutRude choc de l’éveil, car jusque là, Bill et Alice sont précisément restés «les yeux grands fermés». Il n’est pas indifférent que les premières images du film soient d’abord celle, d’une grande perfection formelle, où Alice laisse glisser sa robe par terre dévoilant sa somptueuse beauté puis, presque immédiatement celle où la même Alice, assise sur la cuvette des WC, demande à Bill comment il la trouve, à quoi il répond « Parfaite ! » sans même la regarder. Beauté parfaite/Trivialité du geste et de la situation : chacun des deux a les yeux grands fermés.

Cela étant, Bill et Alice ne peuvent être logés à la même enseigne : Alice, sans les nier le moins du monde, a sublimé ses fantasmes sans les réaliser, que ce soit avec l’officier de marine de Cape Cod (J’étais prête à tout (abandonner pour lui), et pourtant c’était étrange, parce que en même temps tu m’étais plus cher que jamais et à cet instant, mon amour pour toi était à la fois tendre et triste) ou dans le rêve d’orgie qu’elle raconte à Bill qui revient, lui, précisément, d’une vraie saturnale !

36154_montecristo-le_11_02_2011_big

Car Bill, plus sommaire, plus fruste, sans vraiment désirer aucune femme particulière, mais du fait d’une sorte de ressentiment enfantin envers Alice, va chercher, toute la nuit, une impossible compensation à sa blessure d’amour-propre. Cette course forcenée revêtira presque tous les avatars sexuels possibles (adultère avec Marion, prostitution avec Domino, fruits verts avec la fille de Millich (LeeLee Sobieski), évidemment l’orgie, et à quoi on pourrait presque ajouter l’homosexualité avec le réceptionniste de l’hôtel de Nick, voire la nécrophilie avec le corps de Mandy à la morgue), mais à chaque fois, ironiquement, Kubrick retirera l’échelle… sans plus la lui tendre, puisque le lendemain, Bill dégrisé se heurtera à toutes les désillusions (Marion n’est pas chez elle, Domino est absente – et séropositive ! – Mandy est morte, la fille de Millich est en fait prostituée par son père…). Quant à Somerton, le lieu de l’orgie, il vaut mieux ne pas s’en approcher.

À ce propos, il faudrait être un drôle de loustic pour trouver à la cérémonie glaçante qui s’y déroule et aux ébats théâtralisés qui s’y tiennent le moindre caractère érotique. La perfection physique des mannequins nus, leur beauté glacée, leur hiératisme absolu ne peuvent susciter aucun trouble, aucune émotion, aucune vivacité sensuelle. Là aussi, pour Bill, illusion, mascarade, faux-semblant à quoi il ne comprend rien. Et Ziegler ne le lui envoie pas dire : « Ne joue pas dans la cour des grands ! ».

Les yeux sont grands ouverts, lors de la dernière scène, celle des courses de Noël, dans le grand magasin. Le resteront-ils ? Qui peut le dire… ?

-------------------

Je signale que les éditions Pocket ont eu l’excellente idée d’éditer Traumnovelle (Rien qu’un rêve) d’Arthur Schnitzler suivie du scénario et des dialogues de Eyes wide shut, ce qui est bien intéressant

Leave a Reply