Vérité, simplicité, étrangeté
Je sais bien que Georges Rouquier n’est pas le premier à avoir fait du (bon) cinéma avec un regard documentaire, et même ethnographique ; sans les avoir jamais vus, je crois que Nanouk, l’esquimau et Tabou, de Robert J. Flaherty sont des films qui comptent dans l’histoire du cinéma ; et l’œuvre de Jean Rouch l’Africain, qui m’est plus familière, a beaucoup de mérites.
Pourtant, le travail de Rouquier me semble avoir une résonance qui me fait me régaler de la voir et revoir. Peut-être par sensibilité personnelle et particulière parce que, prenant pour cadre la France du dernier demi-siècle, elle est dénuée de tout exotisme, de tout pittoresque, de tout ce qui fait, finalement qu’un phoque ici, un hibiscus là, un baobab dans la savane un peu plus loin, paraissent forcément donner une sorte d’artifice démonstratif à la description de l’étrangeté. C’est bien « étrangeté » qu’il faut dire ; où serait le voyage intérieur si elle n’était présente ?
Je n’ai qu’à demi digressé ; sans doute, les paysans de Farrebique, qui ne sont pas encore les agriculteurs qu’ils seront devenus lorsque, plus de trente-cinq ans plus tard, Rouquier viendra les filmer dans Biquefarre, sans doute les paysans rouergats mènent-ils une vie dont nous n’avons plus guère idée, toute d’épargne, de labeur, de soumission à la nature, faite par et pour une communauté familiale et villageoise dont il ne reste plus grand chose.
Mais c’est aussi la façon de filmer de Rouquier qui fait la différence avec un de ces reportages souvent ennuyeux, plus rarement instructifs qu’on voyait en première partie de programme, puis à la télévision, et qui s’appelaient des documentaires.
Je serais bien en peine d’expliquer pourquoi et comment Rouquier parvient à nous intéresser au déroulement de la vie routinière, paisible et lente de cette famille de paysans du village de Goutrens. Sans doute une grande part de l’extraordinaire emprise que ce film exerce sur ceux qui sont tombés sous son charme tient-elle à l’honnêteté – on pourrait dire presque à la pureté – du dessein de son auteur, qui disait au moment de sa sortie Farrebique est un film « vrai » parce qu’il a été tourné dans un vrai village du Rouergue avec de vrais paysans pour interprètes. Je veux faire vrai et simple.
Pour faire vrai et simple, il faut beaucoup travailler, entrer jusqu’au tréfonds de son sujet ; c’est bien ce qu’a fait Rouquier, restant une année entière au contact de ces paysans simples et d’un extraordinaire naturel, qui finissent par nous faire entrer avec eux dans un monde où l’installation de l’électricité, la naissance d’un enfant, l’orage et la moisson constituent autant d’événements amples et déterminants de la vie.
Ce qui fait qu’à la fin du film, si loin qu’on est du mode de vie, des préoccupations, des espérances, des attentes de Roch, d’Henri ou de Maria – les protagonistes du film (on ne peut dire interprètes, puisqu’ils n’interprètent rien, ils vivent leur vie de tous les jours !) – si éloigné qu’on reste de ce monde enfui et enfoui, on fait partie de la famille…
Le DVD présente un film excellemment restauré ; les (quelques) propos tenus en rouergat sont sous-titrés ; dans les suppléments, il faut regarder l’excellent Tonnelier, court-métrage tourné par Rouquier en 1942, qui parvient à rendre passionnante la fabrication d’un fût.