L’homme démoli
Mon 5 n’est pas loin de valoir 6 et, si j’étais plus équitable qu’impulsif, ma note serait plus haute, parce que Gueule d’amour est vraiment un film magnifique, superbement réalisé, avec des trouvailles qui font vraiment regretter que Grémillon ait si peu tourné.
Mais voilà que, sans en avoir du tout marre de l’acteur, j’ai un peu marre de ce personnage dans quoi l’Avant-Guerre a confiné Jean Gabin : le beau gosse, souvent tête brûlée, ami des femmes qui, finalement, du fait d’un Destin implacable, en prend plein la figure : en quatre ans (1935-1939), voici La bandera, puis La belle équipe, Pepe le Moko, Quai des brumes, La bête humaine enfin Le jour se lève ! Quoi qu’on en dise, après la Guerre, si la densité des chefs d’oeuvre est moindre, la palette sera plus variée, avec le paysan émoustillé du Plaisir, le cheminot aveugle de La nuit est mon royaume, l’entrepreneur de spectacle de French cancan, le peintre cynique de La traversée de Paris (sans compter bien sûr, les mille malfrats incarnés à partir de Touchez pas au grisbi).
Gueule d’amour intervient donc en plein dans ces dernières années Trente, époque où le prestige de l’uniforme masque l’effarant état d’impréparation dans lequel des gouvernements de ganaches impuissantes ont confiné le pays. Pour l’heure, la France, deuxième empire colonial du Monde, aime ses troupes à proportion qu’elles sont exotiques. Parmi les spahis, cantonnés à Orange, un sous-officier, Lucien Bourrache (Gabin, donc) est la clef des coeurs et fait frémir de désir toute la population féminine de la bourgade.
Que, au cours d’une permission, il rencontre Madeleine (Mireille Balin, la Gaby de Pepe le Moko), demi-mondaine indifférente et désenchantée, et l’aventure commence, dans l’évidence de sa logique, un type fou de passion qui court après une femme facile, maquerellée par sa mère et soucieuse avant tout de son confort et de son demi luxe.
Anecdote facile, à l’issue prévisible, mais impeccablement réalisée. Parce que Grémillon est un véritable cinéaste, à la façon de tourner hardie, multipliant les angles innovants et les images d’une grande beauté plastique, sachant admirablement composer une atmosphère ; par exemple, les premières images du film, qui évoquent la poisseuse torpeur de la petite ville endormie durant les manœuvres du régiment, grâce à quelques jeux d’ombre dans les rues vides, au chuintement d’une fontaine, à quelques carafes prêtes à servir des hommes assoiffés, et le réveil brusque et claironnant des boulevards et des balcons, à l’entrée de la troupe où chevauche, admiré de toutes, Gueule d’amour. Et par contraste le retour à Orange de ce même Gueule d’amour, Lucien Bourrache démobilisé, qui paraît si étriqué dans son costume de pékin alors que défilent – en ombres portées seulement – les fiers spahis dont il n’est plus !
Le dialogue (de Charles Spaak) est étincelant de force, d’intelligence, d’esprit (Être un gamin, c’est le premier bonheur que vous donne une femme), les situations sont cruelles, les personnages typés (belle silhouette du valet de chambre de Madeleine, stylé, prétentieux et cruel – Jean Aymé, remarquable, et de la mère de Madame – Marguerite Deval – répugnante de veulerie).
Un superbe film, vraiment ; image très convenable, son acceptable, chapitrage : nous aurait-on changé René Chateau ?