J’ai vraiment eu une drôle d’idée de regarder ça, qui dure trois heures, trois heures de ma précieuse vie, un film qui est un bibelot d’inanité muette, une sorte de patchwork inutile réalisé par D.W Griffith dont j’avais regardé jadis avec plaisir Naissance d’une nation. Mais c’était il y a longtemps et il y avait un récit, très tendre pour mes chers confédérés sudistes et donc, naturellement, houspillé par les profiteurs nordistes qui ont imposé au monde le capitalisme rogue sous les oripeaux de l’horrible Vertu. Le réalisateur, sans doute vilipendé par ce qui ne s’appelait pas encore le Camp du Bien mais qui l’était déjà a donc imposé au cinéaste le tournage d’un machin vertueux, censé attaquer ce qu’on appelle aujourd’hui les valeurs.
En fait le film est un ramassis mal construit d’histoires sans aucun rapport l’une avec l’autre mais qui prétendent montrer aux spectateurs qu’il n’est pas beau de n’être pas… De n’être pas quoi, au fait ? Intolérant ? Quatre histoires mal fichues, éparpillées, au récit haché : moins de dix minutes (alors que le film dure trois heures !) sur le passage sur terre de Jésus Christ, fils de Dieu, crucifié par les Pharisiens haineux ; vingt minutes sur l’affreux massacre de la Saint Barthélémy, en 1572, alors que la France est menacée d’éclatement par les querelles religieuses. Le reste divisé, en parties presque égales entre deux histoires qui n’ont aucun rapport l’une avec l’autre et qui se déroulent, l’une à l’époque du tournage du film, dans les premières années du 20ème siècle, l’autre cinq cents ans avant notre ère, lors de la lutte qui a opposé les arrogants royaumes de Perse et de Babylone.
Quel rapport entre tout cela ? Aucun et c’est une bonne partie de ce qui gêne. Cela étant, aurait-on appelé cela un film à sketches, comme on le fera plus tard, est-ce que ça aurait mérité davantage que ma commisération ? Je me demande comment les spectateurs de 1916, beaucoup moins habitués que nous ne le sommes des ellipses, des flash-backs, des élisions dont le cinéma actuel est coutumier ont pu assimiler un film qui éclate de partout dans des oripeaux hétéroclites.
Si l’on élimine les deux péripéties inutiles et traitées par dessous la jambe par Griffith, c’est-à-dire les quelques minutes évangéliques et l’évocation du massacre de la Saint Barthélémy, que reste-t-il ?
D’abord une vague histoire à tonalité romanesque et policière. Une ligue moraliste puritaine composée des dames de la bonne société presbytérienne d’on ne sait quel patelin de la côte Est parvient à faire fermer une minoterie où travaillaient des centaines d’ouvriers qui appréciaient la boisson et la gaudriole. Une pure jeune fille (Mae Marsh), amoureuse d’un brave garçon un peu faible (Robert Harron) est la victime innocente de cette manigance. Je ne narre pas les péripéties assez ridicules qui iront jusqu’à ce que le brave garçon passe à deux doigts d’être pendu pour un crime qu’il n’a pas commis. Qu’on se rassure, il est sauvé à la dernière seconde !
Puis – c’est bien le meilleur du film et de loin – une exploration de la fabuleuse Babylone au pire moment de son imperium, lorsque la cité de Nabuchodonosor, alors dirigée par Balthazar (Alfred Paget) est menacée par la Perse du grand Cyrus (George Siegmann) qui, finalement, en viendra à bout, grâce à la trahison des prêtres acquis au culte de Bâal. Toute cette partie, assez longue, n’est pas mauvaise et donne à voir des images qu’on peut qualifier de grandioses d’une civilisation qui n’a pas dans nos esprits la même épaisseur que celle de l’Égypte alors même que, moins longue sans doute, elle n’avait rien à lui envier (allez voir les sublimes taureaux de Khorsabad au Louvre si vous ne me croyez pas, même s’ils sont assyriens et non babyloniens, mais c’est presque pareil).
Donc tout ce qui est censé représenter Babylone tranche favorablement ; il y a même une réelle sauvagerie dans les combats et un réel érotisme dans quelques séquences troubles.Mais curieusement Griffith a mélangé ce qu’il avait à dire dans un drôle de mixeur et n’y a pas donné la moindre cohérence. D’où un film sans identité, sans cohérence, sans pertinence. Tout le contraire de Naissance d’une nation.