Les pères de notre esprit et de notre goût.
Si l’on n’est pas ici attiré par le nom révéré de tous les amateurs d’effets spéciaux de Ray Harryhausen, on peut tout à fait passer son tour. Non que le film soit désagréable, loin de là ! Déjà les paysages sublimes et très bien mis en valeur des îles sèches de la Méditerranée valent le regard. Puis la beauté de certains décors, notamment l’intérieur du temple de la déesse Hécate, trouble, chatoyant, angoissant. Enfin la fidélité (relative) au mythe très archaïque de la quête de la Toison d’Or par une bande de reîtres prête à tout.
Bien sûr il n’est pas nécessaire de demander à un film étasunien de 1963, produit pour tous les publics possibles, de retracer toutes les abominations criminelles, sanglantes, effroyables, qui constituent le fond des mythes helléniques. Orgies, incestes, empoisonnements, assassinats, infanticides, corps démembrés, yeux crevés, tout cela est évident, dans la grande lumière aveuglante du Sud, aux temps où ce Sud là n’était pas un alignement de campings agités et de résidences de luxe. À ce sujet, lire plutôt Jean Giono que Marcel Pagnol.
Je m’égare : il n’y a pas grand chose de sec et de tragique dans le film de Don Chaffey ; il y a une bonne production d’aventures, où l’on en a pour son argent. Une production pour adolescents qui peuvent ainsi peut-être acquérir des bribes, des morceaux, des parcelles de ce qui fut jadis le substrat culturel de l’Europe. Mais il n’est déjà pas mal que les noms de Jason et de Médée soient encore un peu prononcés, fût-ce comme des héros de bandes dessinées.
Cette bile amère un peu crachée, disons assez de bien du récit qui, s’il fait des entorses au mythe, en respecte à peu près sinon l’esprit, du moins l’anecdote. Oui, ce Jason (Todd Armstrong) qui, spolié du trône de Thessalie dont il est l’héritier légitime, entreprend, pour le reconquérir, un long voyage dans des contrées inquiétantes, inconnues, peuplées de monstres et d’horreurs. Pour quoi ? Pour s’approprier la Toison d’or, talisman merveilleux, capable de donner fortune et invulnérabilité à ceux qui la possèdent. Soutenu par Héra (Junon), l’épouse de Zeus (Jupiter) à l’orée de son aventure il s’engage vers des mers inconnues et affronte d’emblée des monstres affreux.
À dire le vrai, on n’attend guère au cours de Jason et les Argonautes que les moments où le magicien Ray Harryhausen déploie ses magies. Depuis le Septième voyage de Sinbad qui date de 1958, l’animation en volumea fait de sacrés progrès, tout en conservant le charme étrange qui paraît renvoyer aux angoisses de l’enfance. Le film de Don Chaffey offre une très riche palette des imaginaires superbes du concepteur. Il y a plusieurs scènes tout à fait réussies des combats des Argonautes contre les forces antagonistes du Mal : contre le titan Talos, forgé par Héphaïstos (Vulcain), contre les harpies – mélange de ptérodactyles et de vampires – qui accablent le devin aveugle Phinée (Patrick Troughton), contre les épouvantables Roches broyeuses du détroit de l’Hellespont qui engloutiraient les Argonautes si le dieu Triton ne venait à leur secours, contre les squelettes batailleurs suscités par les dents de l’hydre, opportunément semées. Et quelques autres.
C’est que les dieux de la Grèce antique sont hédonistes, indifférents aux hommes, cruels, égoïstes. Ils regardent les pauvres créatures animées avec une charmante ironie et un grand mépris. Tout cela ressemble assez à notre monde d’aujourd’hui, n’est-ce pas ?
Dans les États-Unis candides, dans le monde de 1963, il n’était naturellement pas question d’évoquer la suite : le délaissement de Médée, négligée par Jason, qui préfère désormais Créuse et qui incendiera sa rivale avant d’assassiner ses propres enfants. La mythologie grecque ne craignait rien ; en tout cas pas de tomber dans les mignardises.