La dignité humaine
Votre vieil oncle Impétueux va vous faire une de ces confidences qu’on n’adresse qu’aux vrais amis en qui on a confiance : il a été élevé plutôt dans le culte de l’héroïsme, du sacrifice, du drapeau qui flotte jusqu’au dernier jour sur l’Alcazar (que ceux qui ne comprennent pas cette allusion m’écrivent : je la leur expliquerai, la larme encore prête à jaillir !) et enfin, bref, de toute une exaltation guerrière qui lui paraissait le comble de la beauté et de la grandeur.
Et s’il a commencé à réfléchir sur la relativité des choses, c’est bien grâce à ce Johnny got his gun qu’il engage chacun à voir et revoir.
Pamphlet contre la guerre ? Oui, d’accord, je veux bien, si on veut se limiter à l’écume des choses et si on a besoin de se persuader que le Mal est moins bon que le Bien, la Maladie que la Santé et la Laideur que la Beauté.
Si c’est pour enfoncer des portes ouvertes, on s’arrête là !
Et croire aussi que des films, des pétitions, des déclarations, des chansons, des tableaux, des sculptures ou des sermons vont arrêter la guerre, si consubstantielle à l’Humanité, si désespérément éternelle, un film de plus ou de moins, ça ne va pas avoir grande importance. « Ce qui m’étonne, ce n’est pas le Désordre, c’est l’Ordre » disait mon vieux maître Maurras ; donc, une « dénonciation » si bien faite, si convaincante qu’elle est, ça ne va pas transformer les violences qui sont en nous en bienveillances et douceurs.
Mais si l’on veut bien considérer que ce qui se joue dans le film de Dalton Trumbo, ce n’est ni le Sort de l’Humanité, ni la malfaisance des hommes, ni le caractère obtus d’autrui (l’autre est forcément sot, par rapport à moi !), mais la vie d’un homme, qui ne voit, ni n’entend plus rien, qui ne peut plus bouger, et qui demeure, au plus haut sens du terme un Homme, on est pénétré de reconnaissance envers qui nous en fait sentir la dignité.
On a évoqué Les Sentiers de la Gloire .
Je n’ai pas lu le livre de Dalton Trumbo (je tâcherai de réparer cette carence), mais je connais bien, en revanche le film de Stanley Kubrick, qui me paraît toutefois poser une autre nature de question, qui a plus trait à la nature de ce que l’on pourrait appeler « l’obligation sociale » qu’à la dignité humaine.
Si on pense – et c’est mon cas – que la guerre est aussi inhérente à la condition humaine que l’Injustice, la Pauvreté, la Laideur, parce que l’Homme est imparfait et que la Terre n’est pas le Paradis, si l’on pense cela, on est conduit à la considérer comme le territoire privilégié d’un des axiomes fondamentaux de la pensée thomiste (Saint Thomas d’Aquin – pardonnez moi de sembler pédant) qui conduit à distinguer trois niveaux moraux : 1 – la morale personnelle ; 2 – la morale domestique (ou familiale) 3 – la morale politique.
Ça ne signifie évidemment pas qu’au plus haut niveau le Chef d’Etat, ou le supérieur hiérarchique doit se dispenser de toute contrainte morale ; bien au contraire ! Mais ça signifie qu’à un certain niveau des actes qui sont, en eux-mêmes, graves et dramatiques sont soumis à des exigences plus hautes qui en font la condition de la survie d’un groupe : le Chef d’État qui déclare une guerre juste – disons contre le nazisme, pour être simple et incontesté – sait que de nombreux hommes vont mourir : mais il agit ainsi pour le bien collectif ; de la même façon, le général qui déclenche l’offensive, le capitaine qui demande à une escouade de sa compagnie de « tenir » un pli de terrain. Ou le Tribunal militaire qui fait fusiller des mutins. On fait la guerre ou on ne la fait pas ! Je puis comprendre le « pacifisme intégral » de mon cher Jean Giono, mais je ne peux le partager.
Là où la morale personnelle fait son retour, c’est que ces actes ne doivent pas être dirigés par un souci de gloriole particulière, par des préoccupations extérieures au Bien Commun, par des tactiques d’élimination d’un concurrent, etc.
C’est très compliqué et difficile. Mais qui a dit que la conduite des Hommes était une partie de plaisir ?