Le grillon du foyer et la folle du logis.
Il ne faut pas être grand clerc pour se rendre compte que dans Juliette des esprits, Federico Fellini a souhaité – est-ce une galanterie ou un investissement potentiellement rentable ? – effectuer, du côté féminin ce qu’il avait ambitionné de faire, du côté masculin, dans 8 1/2. Et, dans le commentaire bien trop bref du film en DVD, Jean Collet, grand spécialiste du réalisateur, le confirme. Les souvenirs, les rêves, les fantasmes, les angoisses, les espérances, les déceptions, les tristesses, les accablements, les dégoûts, les fascinations, tout cela qui fait la matrice de l’inconscient, si on peut les mettre en scène pour soi, on peut tenter de faire la pareille avec l’être qu’on est censé le mieux connaître, sa femme.
Juliette des esprits n’existerait évidemment pas sans Giulietta Masina ; non pas seulement par la présence continuelle de l’actrice à l’écran (belle performance, au demeurant, performance de fond, pendant près de deux heures et quart) mais par ce que Fellini peut imaginer du tourbillon qui, comme dans tous les cerveaux, irrigue et envahit celui de sa femme. Une femme à qui il est marié, lorsque le film est tourné, depuis 22 ans.
Seulement, essayer d’entrer dans le cerveau d’un autre être et en imaginer les errements n’est pas chose facile. Et sans doute davantage encore lorsqu’un homme tente de pénétrer les raisons et les déraisons de la plus gracieuse partie de l’Humanité. Assez rosse et correspondant à un type d’esprit qui, aujourd’hui, ferait frémir la camarilla féministe, l’humoriste Jean Amadou écrivait Les femmes, il faut les aimer ou essayer de les comprendre. Aucun homme n’a une espérance de vie assez longue pour faire les deux. Au delà de ce trait de chansonnier, il faut bien convenir que les territoires des deux sexes sont si différents que c’est une gageure impossible que d’entrer, pour un homme, dans l’inconscient d’une femme. Et réciproquement.
À partir de là il ne faut regarder le film que comme une fantasmagorie dont les images sont absolument somptueuses, dont la qualité picturale est peut-être la plus haute de tous les films de Federico Fellini. Mais, cela étant posé, comme une assez modeste réflexion sur la frustration d’une épouse modèle, sage et idéaliste, au moment où la ménopause commence à faire sentir ses effets et où le couple, qui n’a pas eu d’enfants, s’interroge sur son avenir. Il y a de la caricature, d’ailleurs, dans la juxtaposition de Juliette (Giulietta Masina , donc), de sa mère (Caterina Boratto) et de ses sœurs, Valentina Cortese et Sylva Koscina, parées comme des potiches et extraordinairement sophistiquées, Juliette apparaissant comme le cygne noir (ou le vilain petit canard, si l’on préfère) de la famille, naïve, idéaliste et sans doute un peu niaise. De la même façon, les amies de Juliette ne lui ressemblent pas, l’une Dolly (Silvana Jachino), qui sculpte, se ravissant avec des gigolos, l’autre (je ne sais qui) ne pensant que courir des fêtes.
Juliette, qui voit bien que son mari Giorgio (Mario Pisu) ne la regarde plus guère et court la prétentaine, découvre, dans un certain enfantillage, qu’elle a vécu une vie renfrognée, mesquine, parcimonieuse. Aurait-elle pu vivre quoi que ce soit de différent ? Ah, c’est sans doute la question à quoi le réalisateur ne répond pas tant l’existence et le destin des autres apparaît figé, déterminé, sans perspective, à partir du moment où les traumatismes de l’enfance, les impressions qui ont marqué à vie une jeune existence ne peuvent pas être ainsi éliminés.
Tout concourt à faire lâcher prise à Juliette. Et dans son imaginaire les tentations s’accumulent et sont toutes proches de lui faire franchir une ligne qu’elle s’interdit. Mais rien d’autre que des rêveries, des velléités, des potentialités qui lui sont tendues.
Et puis rien, finalement. C’est très beau. Mais c’est très vain.