La Ciociara

Adieu à l’innocence.

Comme c’est bien, un cinéaste tout d’intelligence, de finesse et de nuances qui a toujours porté sur la misère humaine un regard d’une grande hauteur sans condamnations rapides, sans manichéismes simplificateurs, en mettant en scène toute l’infinie complexité des situations où la pauvre humanité erre et tangue au milieu des drames les plus épouvantables…

Je ne suis pas persuadé que la magnifique séduction physique et les trop nombreux rôles médiocres de Vittorio De Sica, qui, acculé par des dettes de jeu devait accepter de jouer dans beaucoup trop de films n’ait pas desservi le renom du merveilleux réalisateur de chefs-d’œuvre bouleversants, au premier rangs desquels Le voleur de bicyclette, mais aussi Sciuscia, Umberto D, Miracle à Milan… Il n’est pas certain, en tout cas, qu’on parle de lui comme on devrait en parler, comme un cinéaste majeur du siècle passé.

La_ciociara_screenshotLa Ciociara est de la même veine magnifique d’humanité profonde, qui prend au cœur par mille traits de tendresse, d’humour, d’admiration et dont la tristesse finale laisse la bouche amère.

Deux traits de venin, d’abord : le ridicule du titre français, La paysanne aux pieds nus, d’autant plus grotesque que Ciociara signifie originaire de Ciociarie, région montagneuse du Latium et que ce nom même de Ciociarie provient de cioccia, chaussures particulières de la région. Le Diable est dans les détails. Autre agacement, le DVD, uniquement proposé en VF et d’ailleurs fort mal encodé, puisque la fin du film est pratiquement inaudible. On ne va pas ouvrir un nouveau débat sur la pertinence de tel ou tel choix (je ne supporte pas Mes chers amis en VO, je ne regarde pas Le fanfaron en VF) ; la VF pour La Ciociara peut d’autant mieux se concevoir que Jean-Paul Belmondo y joue un rôle important et que Sophia Loren bénéficie d’un bon doublage ; mais l’absurde et récurrente manie d’affubler la plupart des acteurs italiens d’un accent méridional est insupportable.

Une grande force du film est de présenter l’amour simple et immense d’une mère pour sa fille. Rosetta (Eleonora Brown) une adolescente fragile, maladive, ravissante ; Cesira (Sophia Loren) une femme qui s’est sortie d’un village misérable en épousant un homme bien plus âgé qu’elle qui lui a apporté une certaine prospérité matérielle. Cesira ne vit que pour Rosetta et lorsqu’elle se concède le plaisir (avec Giovanni/Raf Vallone ou avec Michele/Jean-Paul Belmondo), elle se débarrasse ensuite rapidement de ce qui ne serait qu’un souci supplémentaire.

Là-dessus la guerre, le débarquement allié, les bombardements, la fuite vers la campagne, la destitution de Mussolini. L’égoïsme de tous et principalement des paysans qui dissimulent aux réfugiés le blé, l’huile et même le sel. Les Allemands sont en fuite, les Anglais font des opérations commando derrière les lignes. Tout le monde se méfie, à peu près indifférent au sort final de la guerre : ce qu’on veut, c’est que le conflit s’achève, quel que soit le vainqueur, mais que ça se termine, qu’on puisse revenir chez soi. Et si le Duce est encore là, c’est très bien, et si c’est le Roi, c’est très bien aussi et si c’est autre chose, on s’y fera. On se méfie seulement des communistes, parce qu’on est dans une région rurale et très religieuse.

Comme les événements progressent, les réfugiés se dispersent ; et sur le chemin du retour, l’horreur d’un de ces viols commis par des soldats ivres de violence et de frustration, s’entraînant les uns les autres dans une furie sacrificatrice.

imageImporte-t-il vraiment que ces criminels soient de ces goumiers marocains qui remontaient du sud sous la conduite du Maréchal Juin ? Non sans doute, parce que toutes les armées du monde se sont toujours livrées à des exactions pareilles, Étasuniens en Normandie, Russes en Allemagne, Japonais en Chine et partout et partout. Mais oui aussi d’une certaine façon… Parce qu’on peut se demander si, aujourd’hui, un tel film serait possible : un film qui présente sans mépris les fuyards allemands refusant le pain qu’on leur jette : Nous ne sommes pas des bêtes !, qui montre des Italiens libérés sceptiques et profondément matérialistes et des Marocains sauvages et violeurs ; est-ce que, sous les injonctions comminatoires du MRAP, de SOS Racisme et de Jamel Debbouze les producteurs mettraient un doigt dans ce guêpier ? Va savoir…

J’ai dit combien j’ai trouvé magnifique le couple de la mère et de la fille ; moins fort mais très solidement campé, le couple Cesira/Michele, elle matérielle, concrète, réaliste, lui exalté, intransigeant, idéaliste ; d’autant qu’aussi bien Sophia Loren que Jean-Paul Belmondo donnent à leurs personnages une épaisseur magnifique et que l’Oscar décerné à l’actrice est sûrement un des plus mérités qui se puissent.

Un beau film noble, grave, profondément émouvant.

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