Quatre saisons de nostalgie.
Lorsqu’un grand documentariste pose sa caméra un peu par hasard sur un calme village français de 1963, voilà que ça donne une manière de petit chef-d’œuvre tendre, émouvant, charmant, drôle. Un moyen métrage qui a pour seul tort de nous entraîner une fois de plus dans les chers méandres du C’était mieux avant ! ; c’est-à-dire de nous présenter une société, une civilisation si harmonieuses qu’on en viendrait presque à détester notre minable aujourd’hui.
Voilà que déjà je m’emporte, alors qu’il faudrait pour évoquer La douceur du village être en plein apaisement ; vous savez, ce qu’on ressent par un beau soir d’été, au crépuscule, lorsque la chaleur de la journée est déjà un peu passée, que la fraîcheur du soir n’est pas encore venue, qu’hommes et bêtes se reposent, que les bruits de la sage rivière toute proche, de la brise tiède dans les feuilles des arbres, que les appels des oiseaux vous font trouver la vie merveilleuse, surtout si vous avez seize ans et que vous tenez la main de votre petite amie.
Loué, dans le département de la Sarthe, comptait alors 1875 habitants et n’avait pas conquis la notoriété dont elle dispose aujourd’hui grâce à ses poulets et ses œufs. La vie paraissait s’y dérouler avec une constance immuable. Bien sûr l’énumération des soldats tués lors des deux guerres devant le monument aux morts faisait songer aux drames affreux qu’ont connus les familles de France ; mais enfin la province du Maine n’est ni la Lorraine, ni l’Artois, ni la Picardie où les villes et les villages portent encore les stigmates des combats et des occupations et se trouve assez loin des côtes atlantiques pour n’avoir pas connu les bombardements…
Le film de François Reichenbach, admirablement monté, parcourt toute la bourgade et montre tous les aspects de sa vie ; mais il tourne autour d’une superbe figure : celle de cet instituteur – dont jamais le nom n’est dit, au demeurant – qui est également passionné de musique et chef scrupuleux et exigeant de l’Harmonie municipale. Instituteur à l’ancienne qui règne avec une autorité naturelle sur des classes nombreuses et paisibles. L’homme est visiblement de la même espèce que ses élèves qui ont de bonnes trognes paysannes un peu rudes et rougeaudes et des cheveux pleins d’épis. Sa voix grasseye, il est courtaud, dodu, chauve, le nez en pied de marmite. Et ça ne l’empêche pas d’être magnifique, captivant, pédagogue, inspiré par l’amour de son métier et de son village.
En 1963, à la campagne, on ne voit encore que les bons côtés du progrès : le cultivateur possède une voiture, la radio, déjà la télévision pour beaucoup : il n’est plus confiné dans sa ferme éloignée. L’exode rural a commencé, bien sûr, mais a permis d’avoir des exploitations plus vastes, moins vivrières. Et tous les commerces, tous les artisanats sont présents : la succion irrésistible de la métropolisation laisse encore du répit pour une vingtaine d’années ; le boucher, le boulanger, le droguiste, la mercière font de bonnes affaires. Et puis on est là en plein baby boom et il y a des enfants partout. À l’école, bien sûr, mais aussi dans la société de gymnastique, à la fanfare, dans les courses cyclistes…
Ce monde là, si loin, si proche, c’était celui où une charmante pompiste venait remplir d’essence le réservoir de votre auto, celui où les comices agricoles de la fin du mois d’août attiraient la population de dix lieues à la ronde ; où les nouveaux mariés, tout farauds, posaient devant le photographe en faisant bien attention de donner leur meilleur sourire ; où les corbillards tirés par un cheval empanaché, précédés par le curé et les enfants de choeur en aube noire étaient suivis avec recueillement mais sans tristesse, parce que la mort était chose évidente et normale et point, comme de nos jours, une sorte d’obscénité insupportable.
Tant de choses qui n’existent plus… le conseil de révision, préalable obligé du Service militaire et les photos de la classe où les conscrits fiérots posent avantageusement avant d’aller passer 18 mois ou davantage dans les garnisons d’Allemagne… les prescriptions de l’instituteur demandant aux jeunes gens qui vont attendre les jeunes filles à la sortie de l‘École ménagère de n’avoir avec elles ni gestes, ni paroles, ni comportements grossiers. C’est bizarre, aujourd’hui, où le mot respect, le plus employé du politiquement correct et où les attitudes ne comportent plus cette dose minimale de courtoisie…
Les galoches des enfants, les grosses tartines de gros pain, la mare aux canards, les adolescents qui s’ennuient (comme tous les adolescents, où qu’ils soient et à toutes les époques), la beauté des blés moissonnés, La douceur du village.