Je tiens Julien Duvivier pour le plus grand réalisateur français, à égalité avec Henri-Georges Clouzot et Jacques Becker ; mais il a eu une carrière assez inégale : c’est qu’il ne concevait pas de vivre sans tourner et il a tourné beaucoup. Deux ou trois films par an, ça ne lui faisait pas peur et cette boulimie l’amenait à accepter de mettre en scène des histoires qui l’indifféraient, avec des acteurs qu’il n’avait pas choisis. C’est ainsi qu’après avoir réalisé en deux ans Voici le temps des assassins, Pot-Bouille, L’homme à l’imperméable, films grinçants, sarcastiques, tragiques, il s’est trouvé un peu désœuvré. Ce qui ne lui était pas concevable.
L’historien du cinéma Philippe Roger, dans l’excellent supplément du Bluray m’apprend que La femme et le pantin est le résultat d’une toquade : celle de la productrice Christine Gouze-Rénal qui voulait absolument faire tourner une nouvelle adaptation du roman de Pierre Louÿs avec, en vedette, Brigitte Bardot, dont on commençait à pressentir qu’elle serait une star mondiale. Le film avait d’emblée été proposé à Luis Bunuel, qui souhaitait que les personnages principaux fussent Mylène Demongeot et Vittorio De Sica ; Bunuel ne voulant pas de Bardot se désista. Mais le récit demeurant dans sa tête, il réalisa vingt ans plus tard, en 1977, son dernier film, Cet obscur objet du désir, qui est, sur le même sujet, d’une autre tenue et d’une autre qualité que La femme et le pantin.
Un film mineur, peut-être même médiocre, d’un grand réalisateur, est-il pour autant dépourvu de qualité ? Bien loin de là parce que, ici et là, on découvre sa patte. D’ailleurs, ainsi qu’il est bien exposé dans le supplément précité, Duvivier ne s’est pas privé de modifier fortement la brutalité de l’histoire, celle d’un homme riche et séduisant qui se meurt de désir – jusqu’à s’avilir – pour une très jeune femme qui fait alterner la glace et le feu, le repousse et le rappelle, le fait tourner en bourrique. Avec l’aide d’Albert Valentin (dont on ne dira jamais assez de bien de Marie-Martine et de La vie de plaisir), il introduit des personnages et des situations qui feront, finalement, la trame et l’intérêt de son récit.
Ainsi tous ces paumés, ces vaincus de la Libération (titre d’un bouquin dont je ne me rappelle pas l’auteur), ces collaborateurs qui en 1944 se sont enfuis de France et ont trouvé en Espagne un refuge commode et indifférent. Stanislas Marchand (Jacques Mauclair), le père de la belle Eva (Brigitte Bardot) est un écrivain sulfureux qui survit en tressant des paniers d’osier et subit chaque jour la mauvaise humeur de sa compagne Manuela (Lila Kedrova), ancienne danseuse délaissée par le succès, qui vendrait bien volontiers au plus offrant le pucelage d’Eva ; et le père d’Albert (Michel Roux), le gentil camarade amoureux d’Eva, a lui aussi fui la France libérée. Ainsi également le gras loukoum arménien Arbadajian (Dario Moreno), à la fois impuissant et prostitueur de jolies filles dans l’Andalousie rigoriste de l’époque.
Ce sont ces personnages-là qui donnent un peu d’intérêt à un film décevant, visiblement expédié par son réalisateur comme un devoir de vacances. La production a imposé la couleur et le Cinémascope, ce que Duvivier ne souhaitait pas ; il s’en sert comme il pouvait, grand technicien, grand cinéaste se servir de tout. Mais cela ne suffit pas tout aussi évidemment.
Brigitte Bardot, évidemment est une sorte de scandale charnel vivant : il n’y a pas une séquence où elle n’impose son animalité brute ; je dirais même brutale et dès qu’elle apparaît, dès qu’elle danse, dès qu’elle bouge, on comprend qu’elle ravage le paysage ; ce qui est ennuyeux, c’est qu’il lui faut aussi parler, donner des répliques, finalement jouer la comédie ; et à ces moments la nullité de son talent de comédienne éclate vivement. En face d’elle, l’hidalgo richissime Mattéo Diaz (Antonio Vilar) n’imprime guère, mais fait correctement le job ; une mention pour sa femme Maria Teresa (Espanita Cortez), très belle, très haute, indulgente, prête à accepter les passades de son mari, mais point son avilissement.
Cela étant, le film se traîne et lasse souvent : on voit que Duvivier s’y ennuie un peu. Nous aussi : c’est cela qui est grave.