Qu’est ce que c’est que La fin du jour ? Un grand mélodrame tragique. Et si on peut émettre quelques réserves et ne pas hausser le film au rang de chef-d’œuvre, c’est parce qu’il comporte quelques scories bienveillantes dont il aurait pu se passer. Ainsi la présence de la troupe de scouts qui campe régulièrement aux abords de la maison de retraite pour vieux comédiens dans la purée ; troupe dont le chef, Pierrot (Tony Jacquot) a noué avec l’histrion Cabrissade (Michel Simon) une relation presque filiale ; ainsi l’intervention un peu incongrue d’un jeune journaliste (François Périer), admirateur timide de ce que fut le grand tragédien sans succès Marny (Victor Francen)… Ces gouttes de pureté et de tendresse détournent un (tout petit) peu le film de sa vraie nature, qui devrait être exclusive : le regard porté sur la vieillesse, dont la noirceur est encore accentuée par la paranoïa narcissique des comédiens.
Les jalousies, les haines recuites, l’horreur de se retrouver chaque jour aux côtés de gens qu’on méprise, qu’on déteste ou qu’on envie, l’exaspération devant les travers, les manies, les routines de qui on est bien obligé de côtoyer sans l’avoir choisi : le lot habituel et glaçant de tous les hospices, évidemment. Mais un lot encore outré, exagéré, boursouflé dans cette communauté d’égos démesurés ; les souvenirs exagérément enluminés de triomphes dans des salles de troisième ordre s’y entrechoquent avec les rancœurs ressenties devant les succès de rivaux qui ont eu plus de chance ou plus de talent.
Lorsque le directeur annonce à ses pensionnaires que la maison de retraite va devoir fermer et qu’ils vont se retrouver dans des hospices éparpillés dans toute la France, c’est l’indignation de tous, exprimée par Cabrissade/Simon : Nous mettre avec des vieux ordinaires ! avant de se reprendre à peine C’est la faute à la vie qu’on a eue, les lumières, les rappels…. Ah, c’est bien sûr que même le plus obscur des acteurs, le figurant, le troisième rôle qui n’a eu que deux répliques à asséner a reçu, lui aussi, au moment du salut final de la scène à la salle, la gerbe des applaudissements et peut même jouer à se figurer que c’est à lui qu’ils ont été destinés…
Le regard toujours glacé, pessimiste, sans illusion sur l’âme humaine que porte Julien Duvivier sur ses personnages les explore sans complaisance, mais sans outrance non plus ; et sans doute le réalisateur et son scénariste et dialoguiste Charles Spaak auraient pu encore noircir le trait et montrer la méchanceté vaniteuse de beaucoup des anciens cabots (ainsi Tusini/Sylvie, présentée comme une vipère, mais dont le venin est finalement peu utilisé).
Aucun des protagonistes majeurs (à part le directeur de la maison) n’est véritablement positif, personne ne l’est, d’ailleurs dans le film, surtout pas Jeannette (Madeleine Ozeray, bien jolie), la serveuse du café, trop gourde pour qu’on lui veuille du bien. Cabrissade/Michel Simon est un bouffon ridicule et exaspérant, Marny/Victor Francen un fat imbu de lui-même et plein de mépris pour tous les autres ; et toutes les femmes de la pension tombent en pâmoison et chaleur à la vue de Saint-Clair (Louis Jouvet) qui les a, jadis et naguère, trompées, exploitées, ridiculisées mais à qui elles ont tout pardonné, à qui elles pardonneraient encore tout s’il daignait seulement leur demander quoi que ce soit.
Dom Juan de pacotille, Saint-Clair est un des personnages les plus crapuleux du cinéma français. Mais il est doté de cette inexplicable faculté de séduire – ou, mieux, de fasciner – tous ceux qui l’approchent (y compris Victor, son habituel valet de chambre) et de fuir toutes les contraintes qui pourraient assombrir son narcissisme intégral. Et cette sorte de grâce scandaleuse donne à Louis Jouvet un de ses trois ou quatre plus grands rôles au cinéma (avec ceux d’Hôtel du Nord, d’Un revenant, de Quai des Orfèvres). Michel Simon, en face de lui, apparaît un peu moins bon, fatigant, geignard, assez outrancier.
On sait que les deux hommes se détestaient. Il n’y a pas de hasard.