La ligne générale

« Allons au devant de la vie… »

Il ne me vient évidemment pas une minute à l’esprit de reprocher à Eisenstein d’être un cinéaste engagé et de réaliser un film de pure propagande. Après tout nous sommes d’assez grands garçons pour faire la part des choses et distinguer au milieu du brouhaha idéologique la patte de l’artiste et ce qu’il a pu amener de beauté au monde. Les quelques séquences que j’aie pu voir du Triomphe de la volonté consacrées par Leni Riefenstahl aux célébrations nazies du Congrès de Nuremberg en 1934  – et dont je déplore qu’on ne puisse les voir en DVD – sont à la fois fascinantes et monstrueuses, c’est entendu. Mais la monstruosité fait aussi partie de la réalité du monde.

Pas de jugement moral, donc, sur la célébration de l’agriculture collectiviste et sur les billevesées du léninisme mises en scène par l’immense réalisateur d’Alexandre Nevski et d’Ivan le Terrible, mais une certaine réticence à entrer dans son jeu : c’est sans doute que la geste historique, ancrée dans le temps long (ou même dans la contemporanéité, comme dans Le cuirassé Potemkine) convient mieux au didactisme idéologique que le récit, somme toute banal, de la constitution de coopératives paysannes, ici présentée comme une épopée légendaire.

Vouloir faire d’une églogue où bêtes et gens vont pouvoir, grâce aux soviets et à l’électricité, s’émanciper des forces obscurantistes du passé, popes et koulaks compris, une sorte de chant lyrique aboutit en fin de compte à un pédagogisme lourd, souvent ennuyeux, seulement sauvé par l’incomparable talent de metteur en images de Serge Eisenstein.

lignegeneraleCela étant et le sujet étant tout de même bien trop mince pour les deux bonnes heures que dure le film, le réalisateur a un peu tendance à abuser de certains tics qui lui sont familiers. Moins les angles de vue décentrés et étranges, qui sont une marque de son cinéma et qui souvent aboutissent à des compositions d’une qualité rare qu’à une certaine façon de tirer à la ligne et à insister, dans certains plans, jusqu’au système : la scie qui coupe, la faux qui fauche, l’écrémeuse qui baratte, les pistons qui pistonnent, les roues qui écrasent la glèbe, les nuages qui roulent dans le ciel. Et aussi d’abuser des gros plans sur des visages, des trognes, des barbes hérissées, des nez bourgeonnants, des têtes d’animaux, chevaux, vaches, dindons, toute une ménagerie un peu lassante…

Et dans ces moments là, Eisenstein a l’air de se fasciner lui-même, d’admirer sa virtuosité technique et son inventivité. La ligne générale est plastiquement magnifique, c’est entendu et c’est un opéra d’images comme toutes les œuvres du cinéaste, mais le film souffre tout de même un peu de la nécessité qui lui colle de montrer jusqu’à plus soif que les lendemains allaient chanter à l’Est et que les forces ennemies de la Révolution prolétarienne seraient ridiculisées. Notons d’ailleurs qu’Eisenstein se laisse, sur cet aspect, un peu emporter et les dernières séquences du film, avec ce damné tracteur qui se refuse à bien se (laisser) conduire apportent un côté burlesque qui détonne et dénote…

Voilà un film qu’on ne peut pas mettre sous tous les yeux et qui ennuiera ceux qu’indiffèrent l’ondoiement des blés sur la terre russe, qui s’étend à l’infini, le feu qui brasille dans l’âtre des masures, les fumées dans la steppe, la glèbe profonde ouverte par la charrue…

 

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