On peut se demander quel serait le film de Carl Dreyers’il avait été parlant, comme il avait paraît-il, été envisagé. Ce qui semble étonnant, car le son commençait à peine à prendre sa place dans le cinéma, mais la chose est pourtant attestée. Elle n’a pu être mise en place pour des questions de finances ou de disposition du matériel et on peut le regretter. Car ce qui empêche un peu d’élever La passion de Jeanne d’Arcau rang de grand chef-d’œuvre du cinéma, c’est précisément une sorte de manque : on s’aperçoit bien que des dialogues font défaut pour expliquer, amplifier, orienter le récit du procès.
En effet c’est bien du seul procès de la Sainte qu’il s’agit ici. Et il faut avoir un minimum de connaissances sur l’épopée de Jeanne, sur le contexte historique, sur le substrat politique et sur la structuration religieuse de l’époque pour se plonger dans ce film austère et magnifique. Disons d’emblée que, comme énoncé plus haut, l’existence de dialogues aurait été bienvenue afin de tempérer la constance un peu répétitive des gros plans sur les visages, les physionomies, les trognes des personnages. Ces gros plans sont superbes et Dreyer a su les capter. Je reviendrai sur la beauté si forte et si angoissée de Renée Falconetti, choisie un peu au hasard par le réalisateur. Mais les juges et les soldats !
Ils étaient 120 à assister au procès : d’emblée leur méchanceté et leur veulerie ; papelards, gras, sournois, cruels, suffisants, acharnés à briser la volonté de la jeune fille.
J’admets bien qu’on puisse ne pas croire aux miracles, d’ailleurs si rares. Mais cette histoire unique dans l’Histoire a marqué et continue à marquer le monde. Une petite paysanne de Lorraine qui, en 18 mois, de janvier 1429 où elle convainc Baudricourt, sire de Vaucouleurs de l’aider à rencontrer à Chinon le Roi Charles VII, à mai 1430 où elle est capturée par les Bourguignons puis vendue aux Anglais, elle libère Orléans, fait couronner le Roi à Reims et surtout parvient à redonner du courage aux Français accablés par l’affreux traité de Troyes de 1420 qui offre notre pays aux Goddons.
Innombrables récits, peintures, chansons, pièces de théâtre. Au cinéma une dizaine de films muets, une trentaine de films parlants, de toute nature et qualité. On se dispensera sans dommage de la saleté commise par Luc Besson en 1999. On retiendra les versions de Victor Fleming en 1948, avec Ingrid Bergman, celle de Roberto Rossellini en 1954 (Jeanne au bûcher) avec la même actrice, celle d’Otto Preminger en 1957 (Sainte Jeanne) avec Jean Seberg, celle de Robert Bresson (Procès de Jeanne d’Arc) en 1962 avec Florence Delay (si on aime ça), le très long Jeanne la Pucelle de Jacques Rivette avec Sandrine Bonnaire en 1994…
Je suis loin d’avoir tout vu ; mais sur le film de Fleming,fort honnête mais lointain dans mon souvenir, j’écrivais en 2006 (déjà !) que, si je n’avais encore jamais regardé La passion de Jeanne d’Arc, je me disais que la Sainte attendait toujours un miracle, comparable à celui qui a conduit Alain Cavalier à réaliser son admirable Thérèse ; l’accès aux chemins de la mystique n’est pas si simple…
Eh bien voilà que le film de Carl Dreyer me semble tout proche de confiner à ce cheminement de qualité et de faire sentir au spectateur, fût-il absolument éloigné du christianisme, la pesanteur et la puissance de la Grâce divine. Sur le visage torturé, douloureux, anxieux, terrifié même de la jeune fille passent toutes les émotions et les sursauts.
Le réalisateur, qui s’est appuyé sur les minutes du procès, conservées à la bibliothèque de l’Assemblée nationale a reproduit dans les cartons intermédiaires (trop rares) les réparties de Jeanne à ses juges, intelligentes et même ironiques ; ainsi lorsqu’on lui demande si Saint Michel archange qu’elle dit lui être apparu était vêtu ou nu, elle cingle Pensez-vous que Dieu n’ait pas de quoi le vêtir ? ou à la question : Êtes-vous en état de grâce ? cette forte réponse : Si j’y suis, que Dieu m’y tienne , si je n’y suis pas qu’Il m’y mette !
Peut-être Dreyer aurait-il pu clore le film sur les images du bucher ; il ajoute dix minutes qui ne m’ont pas semblé nécessaires sur l’indignation des Français qui ont assisté au supplice en priant et sur la répression brutale des Anglais…
C’est qu’il nous fallait encore plus de 20 ans pour nous libérer complétement, à Castillon-la-bataille en 1453.