Dans une cave noire et gluante.
Ah oui, Michael Haneke est sûrement aujourd’hui un des plus impressionnants réalisateurs du monde. De ce que j’ai vu de lui, il n’y a pas quoi que ce soit de médiocre. Il n’y a pas non plus quoi que ce soit d’apaisant, de tendre, de confortable. Un cinéaste tendu, fermé, bouclé qui envoie dans la figure de chacun la brutalité, la dureté, la cruauté, l’absurdité des destinées. Violence extrême des comportements, des existences, des personnages. Un monde qui ne tourne pas bien ; ou plutôt, peut-être, le monde tel qu’il est, dans son absence de sens, de générosité, d’ouverture. Dans un univers de haine obsessionnelle de soi, dans le ressentiment – presque fastidieux, pourrait-on dire – d’être venu au monde et d’affronter les méchancetés de la vie.
Comme tous les films de Haneke, La pianiste est dur, tendu, quelquefois même insupportable ; on y est tout le temps en situation d’inconfort même lors des beaux moments où la musique, dans ce qu’elle peut avoir de plus admirable, envahit l’écran. Le professeur Érika (Isabelle Huppert) vit la musique comme une ascèse, une discipline qui n’est pas au monde pour donner du plaisir mais pour exister en tant que telle : il faut à tout moment en saisir la nuance, la modalité. Tout cela n’est certainement pas faux : la musique classique, portée à sa plus haute incandescence, est une sorte de religion janséniste où peu d’appelés sont élus et où l’enfouissement dans l’exercice toujours renouvelé, le perfectionnement incessant, la minutie et la rigueur sont de mise.
Elfriede Jelinek, auteur du livre dont est adapté le film, est l’exemple même de cette singularité. Cet écrivain autrichien, nobélisé en 2004 a connu avec sa mère une relation toxique, despotique et paranoïaque qu’elle a retranscrite dans ses ouvrages. Elle a le talent littéraire de faire surgir les profondeurs horribles de l’âme humaine, les troubles singuliers qui créent la schizophrénie habituelle de ceux qui nous entourent (et de nous-mêmes d’ailleurs). Impeccable sage professeur, Érika va, dans des peep-show regarder des vidéos pornos, erre dans des drive-in pour guetter des amoureux qui baisent, se mutile le sexe, collectionne les outils et les ustensiles du sado-masochisme, présente, dans un texte effrayant des préconisations et excitations sexuelles qui vont jusqu’à affoler Walter Klemmer (Benoît Magimel) qui – on ne sait trop comment et pourquoi – est tombé éperdument amoureux d’Érika. Il en devient l’élève, malgré les réticences qu’elle manifeste.
C’est sans doute là le niveau bas du film : on voit mal pourquoi un beau garçon chéri des filles, nanti d’une belle famille et très bien inséré dans une société qui l’apprécie va tomber bizarrement amoureux d’une femme encore jeune mais déjà un peu défraîchie. Ce n’est sûrement pas parce qu’elle a un talent pédagogique certain : la musique n’est pas son idéal, mais, comme le lui dit d’ailleurs Érika un moyen de briller, de lui apporter un succès.
Michaël Haneke n’est pas un cinéaste consensuel : le film est toujours désagréable à regarder ; il repose sur les épaules d’Isabelle Huppert qui, Dieu merci ! est la plus extraordinaire actrice française de quarante dernières années : lancée dans un rôle gênant, choquant, difficile à gérer, elle règle et régit avec son habituelle maestria les demandes de son réalisateur : elle est magnifique, angoissante, accablante. Elle fait peur, elle fait peine. On voit vite qu’elle n’ira pas beaucoup plus loin que la fin du film l’exige.
Et de fait…