Noirâtre Simenon
À dire vrai, il aurait fallu un cinéaste un peu plus fluide, un peu plus inspiré, un peu plus artiste que l’excellent Henri Decoin pour porter à l’écran ce roman noirâtre de Simenon, pour en suivre les méandres logiques et destructeurs ; artisanalement, Decoin réalise de la solide ouvrage, mais ça manque tout de même un peu de finesse…
Et pourtant, La vérité sur Bébé Donge est, sinon un grand film, du moins un bon film, un film solide, bien mené, du fait de sa trame robuste, du rythme jamais lassant des flash-backs et sans doute aussi et surtout, de la qualité des acteurs.
Au générique, Danielle Darrieux apparaît avant Jean Gabin et ce n’est sans doute pas comme le croiraient des esprits naïfs et idéalistes, par galanterie ; c’est qu’après la Guerre, qu’il a magnifiquement faite, Gabin dont les cheveux blonds ont blanchi, n’est plus l’irrésistible star du cinéma français qu’il était naguère ; et, malgré quelques bons (Martin Roumagnac, La Marie du port, La nuit est mon royaume, La vierge du Rhin) ou très bons films (Au-delà des grilles, Le plaisir), ce n’est qu’avec Touchez pas au grisbi qu’il retrouvera son statut, celui du plus grand.
Danielle Darrieux n’a pas connu de purgatoire ; les fées se sont penchées sur son berceau, et – ô paradoxe pour celle qui est aujourd’hui une magnifique très vieille dame – n’ont jamais cessé de lui prodiguer leur sourire et à lui donner de bons conseils, notamment d’interrompre sa carrière de 1942 à 1945, après avoir pourtant fait le fameux voyage à Berlin de la Continental aux côtés de Suzy Delair ou de Viviane Romance…
Bon, cela posé, cette histoire où un chevalier d’industrie robuste, viveur, sanguin en fait tant et tant qu’il détruit les illusions et les rêveries d’une oiselle gracieuse et romantique à un point tel qu’elle ne va pas trouver d’autre issue que de l’empoisonner, moins pour se trouver libre que pour venger sa jeunesse et sa vie brisées est si intelligente et si bien venue qu’on aurait tort de ne pas la revoir… il y a des tas de fines notations… bien sûr dans la peinture acerbe de la belle bourgeoisie industrielle d’une ville de province (Grenoble, j’ai l’impression), mais aussi dans de petits détails vrais : ainsi, au tout début du film, une des séquences à l’hôpital où François Donge (Gabin, donc), sorte d’empereur local, voit sa dégradation physique entraînée par l’empoisonnement, davantage matérialisée, après un lavage d’estomac par sa soumission aux nécessités naturelles ; l’humiliation ressentie par François devant l’infirmière professionnelle et indifférente est excellemment vue… ; ainsi la consultation révérencielle du docteur Jalabert (Jacques Castelot) auprès d’un grand professeur de médecine…
Solidement bâti, sans assez de finesse, mais avec bien des qualités… un bon Decoin, somme toute…