« Incertitude ô mes délices… »
Voici l’adaptation romancée – mais sérieusement faite – d’une histoire vraie, d’une entourloupe qui a contribué à faire éclater le système soviétique vermoulu, qui parvenait pourtant à terroriser tout le monde occidental. Une histoire d’une grande complexité. Le film de Christian Carion demande à être suivi avec une grande attention, comme tous ceux qui s’approchent avec réalisme des guerres de l’ombre, si déterminantes apparemment, pour l’avenir du Monde. Des coups tordus, des trahisons, des renversements de situations, des mystères vastes comme des continents, du billard à douze bandes. Et des mystères irrésolus encore aujourd’hui.
Et pourtant, lorsque l’on regarde l’excellent passionnant supplément du DVD, on constate que le réalisateur a volontairement épuré, résumé, simplifié la réalité de l’affaire. Ce supplément fait intervenir plusieurs des protagonistes français et russes de l’affaire qui donnent leur point de vue, leur vérité pourrait-on dire. Des gens qui ouvrent des pistes. Des pistes qui ne sont ni certaines, ni sûres, ni achevées, d’ailleurs. Demeurent encore de belles quantités de zones ombreuses qui ne seront sans doute jamais éclairées.
C’est assez excitant, non ?Il me paraît peu intéressant d’essayer de recenser toutes les incertitudes dans un simple avis sur un film ; je prends donc le parti de suivre son orientation. Je note toutefois que le véritable agent Farewell, du nom de Vladimir Vetrov, n’était pas ou pas seulement un patriote russe désespéré par la décadence et l’enkystement bureaucratique de l’Union soviétique, mais un aigri endetté, ivrogne, violent et débauché (sa femme plus encore que lui) qui a trahi son pays pour l’argent.
Mais dans le film Sergueï Grigoriev (Emir Kusturica, parfait), colonel du KGB agit par idéalisme exalté. Comme dans la véritable histoire, cela le pousse à agir avec une incroyable imprudence, en rien conforme à toutes les règles des services secrets ; c’est d’ailleurs peut-être cette suite d’imprudences – si invraisemblables mais si réelles – qui lui permettront de passer longtemps à travers des gouttes.Du côté occidental, les improbabilités sont plus fortes encore. Le contact est un jeune ingénieur français en poste à Moscou, Pierre Froment (Guillaume Canet), en rien destiné à suivre les cheminements compliqués des services spéciaux. Il croit d’abord ne faire que rendre service à son patron direct chez Thomson-CSF, Jacques (Marc Berman) en récupérant une enveloppe de documents. Mais peu à peu, c’est l’engrenage, l’enfermement dans la logique du secret, surtout vis-à-vis de sa femme Jessica (Alexandra Maria Lara).
L’affaire Farewell montre habilement la montée des tensions et des dangers, les angoisses de plus en plus fortes, les risques de plus en plus importants. Le régime soviétique est en train de s’effondrer de l’intérieur mais en méchante bête blessée, il mord encore avec férocité. C’est l’époque de la fin de Brejnev, des courtes parenthèses d’Andropov et de Tchernenko avant l’arrivée du liquidateur Gorbatchev. À l’Ouest, les grandes manœuvres sont aux mains de François Mitterrand (ici interprété par Philippe Magnan) et de Ronald Reagan (Fred Ward). Le film jongle habilement entre la vie dangereuse de Grigoriev/Kusturicaet Froment/Canet et les décisions géopolitiques prises au sommet.Excellentes interprétations ; une mention particulière pour Niels Arestrup qui incarne remarquablement Vallier, directeur de la sécurité du territoire (DST) ; des moments de suspense réussis comme le passage de la frontière finlandaise par la famille Froment qui fuit Moscou. Et l’incertitude – qui perdure – sur le sort de Grigoriev/Farewell encore aujourd’hui.